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Michel de Pracontal

Journaliste scientifique, j'ai travaillé à Science et Vie, à L'Evénement du Jeudi, et au Nouvel Observateur (de 1990 à 2009). Je suis aussi auteur de plusieurs livres dont le dernier, Kaluchua, vient de paraître au Seuil. Sur twitter: @MicheldePrac.

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Billet de blog 24 septembre 2011

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Samedi-sciences (11): plus vite que la lumière?

C'est l'excès de vitesse le plus abracadabrantesque jamais enregistré dans toute la galaxie : sur un parcours de 730 kilomètres entre Genève et le massif du Gran Sasso, dans les Abbruzzes, des neutrinos ont été flashés à une vitesse supérieure à celle de la lumière ! Le PV n'a pas été dressé par les gendarmes, mais par une équipe internationale de physiciens travaillant au CERN

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Journaliste scientifique, j'ai travaillé à Science et Vie, à L'Evénement du Jeudi, et au Nouvel Observateur (de 1990 à 2009). Je suis aussi auteur de plusieurs livres dont le dernier, Kaluchua, vient de paraître au Seuil. Sur twitter: @MicheldePrac.

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Illustration 1
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C'est l'excès de vitesse le plus abracadabrantesque jamais enregistré dans toute la galaxie : sur un parcours de 730 kilomètres entre Genève et le massif du Gran Sasso, dans les Abbruzzes, des neutrinos ont été flashés à une vitesse supérieure à celle de la lumière ! Le PV n'a pas été dressé par les gendarmes, mais par une équipe internationale de physiciens travaillant au CERN, l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire. Ces physiciens s'occupent d'un détecteur de neutrinos appelé OPERA, installé sous le Gran Sasso. C'est cette appareil qui a détecté le fatidique excès de vitesse des neutrinos.

Illustration 2
Le détecteur OPERA © CERN

La nouvelle paraît si choquante qu'Antonio Ereditato, porte-parole des 160 membres de l'équipe OPERA, ne l'a annoncée qu'en s'entourant de précautions oratoires : «Nous avons une grande confiance dans nos résultats, a-t-il déclaré. Nous avons vérifié et revérifié pour nous assurer que nos mesures n'avaient pas été faussées par un effet quelconque, mais nous n'avons rien trouvé.» Et de faire appel aux autres physiciens, notamment américains, pour confirmer les résultats de manière indépendante.

Commentaire d'une bloggeuse du Washington Post, Alexandra Petri : « L'affaire est si énorme que les Européens nous demandent de contrôler. Ils n'ont pas fait ça depuis l'avènement du Troisième Reich.» Pourtant, à première vue, il ne semble pas y avoir de quoi fouetter un chat. L'excès de vitesse détecté par les physiciens du CERN est infime : les neutrinos ont parcouru les 730 kilomètres en 60 nanosecondes de moins que ne l'aurait fait un faisceau lumineux. L'écart de temps, 60 milliardièmes de seconde, correspond à un excès de vitesse d'environ 0,0025%. Un automobiliste devrait en faire bien plus pour chatouiller les radars de la sécurité routière.

Seulement, il ne s'agit pas ici de circulation automobile, mais de physique fondamentale. Et en physique, on ne plaisante pas avec la vitesse de la lumière. Elle constitue une limite strictement infranchissable, même d'un minuscule cheveu. Car si la vitesse de la lumière est dépassée, ce ne sont pas les contrevenants qui risquent une amende, ce sont les physiciens qui perdent leur permis à point. Sans espoir de le récupérer, à moins de reconstruire tout l'édifice théorique élaboré depuis la relativité, formulée par Albert Einstein en 1905.

En effet, dans cette théorie, la vitesse de la lumière, notée c (le c de la célèbre formule E=mc2) joue un rôle crucial dans la définition même du temps. Le plus microscopique dépassement de c entraîne la possibilité de tous les paradoxes spatio-temporels les plus délirants de la science-fiction.

En clair, si l'on peut aller plus vite que la lumière, on peut théoriquement voyager dans le temps, remonter dans le passé, voire se transporter dans le futur pour obtenir la réponse aux questions que l'on se pose dans le présent, et pourquoi pas, obtenir le résultat d'une élection avant qu'elle ait lieu et adapter sa stratégie en conséquence... On en connaît plus d'un qu'une telle manœuvre arrangerait bien.

Bref, dépasser la vitesse de la lumière, d'aussi peu que ce soit, c'est entrer dans un monde à la Lewis Carroll, dans lequel on distribue les parts d'un gâteau avant de l'avoir découpé, comme dans De l'autre côté du miroir.

La gravité de la situation est résumée sobrement par Subir Sakar, physicien théoricien à l'université d'Oxford : «La cause ne peut pas agir après l'effet, et c'est un élément fondamental de notre construction de l'univers physique. Si nous perdons la causalité, nous sommes foutus.» Alvaro de Rujula, théoricien au CERN, qualifie l'observation du Cern d'«ahurissante». Chang Kee Jung, spécialiste des neutrinos à l'université Stony Brook (New York) se dit prêt à parier sa maison qu'il y a une erreur quelque part.

A ce stade, on ne peut pas exclure que Jung gagne son pari, tant les neutrinos sont des particules fuyantes et difficiles à contrôler. Dès le départ, leur existence a été furtive, presque fantomatique. Le physicien autrichien Wolfgang Pauli, l'un des fondateurs de la mécanique quantique, a inventé les neutrinos en 1930 pour expliquer le spectre d'énergie des électrons émis par la radioactivité bêta. Par exemple, lors de la désintégration bêta, le tritium (isotope radioactif de l'hydrogène) se transforme en hélium avec émission d'un électron. Or, pour que la loi de conservation de l'énergie soit respectée, il faut supposer qu'une autre particule est émise. Cette particule, dépourvue de charge électrique, a été nommée neutrino en 1933 par le physicien italien Enrico Fermi, inventeur du premier réacteur nucléaire.

Mais ce n'est qu'en 1956 que l'existence du neutrino a été prouvée, grâce à une expérience menée par les physiciens américains Clyde Cowan et Frederick Reines. On pensait alors que le neutrino avait une masse nulle. En 1998, une expérience menée au Japon dans un détecteur appelé Super-Kamiokande a démontré que le neutrino avait en fait une toute petite masse.

Du fait de son absence de charge et de sa masse infime, le neutrino a un comportement particulièrement sournois. Il est capable de passer à travers à peu près n'importe quoi sans même être ralenti. Chaque jour, le corps d'un être humain est traversé par des millions de neutrinos, sans susciter la moindre réaction. Ainsi, Dans l'expérience du CERN qui a déclenché le présent ramdam, les neutrinos voyagent en ligne droite à travers la croûte terrestre, comme si de rien n'était et comme le montre l'illustration ci-dessous :

Illustration 3
La trajectoire du faisceau de neutrinos © DR

Le fait qu'il n'interagisse avec rien d'autre rend le neutrino très difficile à détecter. Dans l'expérience OPERA, le détecteur est installé dans une cavité creusée sous le Gran Sasso, dont l'épaisseur arrête les rayons cosmiques qui pourraient fausser les mesures. Le détecteur OPERA est constitué de pas moins de 150.000 couches de film photographique séparées par des plaques de plomb. Au départ, un faisceau de neutrinos est produit à 730 kilomètres de là, en même temps qu'une floppée d'autres particules subatomiques, par le Supersynchrotron à protons du CERN (SPS). Pour isoler les neutrinos, les physiciens recourent à une astuce aussi simple qu'efficace : ils font parcourir au faisceau de particules un trajet sous-terrain de plusieurs kilomètres ; presque toutes les particules sont arrêtées en cours de route ; seuls les neutrinos terminent le parcours sans être affectés. Une fois qu'il ne reste plus qu'un faisceau de neutrinos purs, celui-ci poursuit son chemin jusqu'au détecteur qu'il atteint en un tout petit peu moins de 2,4 millisecondes.

C'est là que l'affaire se corse : en établissant une statistique ultra-précise sur un total de 15000 faisceaux de neutrinos ayant effectué le parcours SPS-San Grasso, les physiciens de l'équipe OPERA ont établi qu'un neutrino faisait en moyenne le trajet en 60 nanosecondes de moins qu'un photon. Avec une marge d'erreur de seulement 10 nanosecondes !

Une expérience du même type, réalisée aux Etats-Unis, avec le détecteur MINOS, avait aussi indiqué un dépassement de la vitesse de la lumière par des neutrinos, mais la marge d'erreur était de 70 nanosecondes, 7 fois celle du CERN. Du fait de cette marge d'erreur, les chercheurs de l'équipe MINOS avaient considéré que le résultat n'était pas significatif. Chang Kee Jung, l'homme qui se dit prêt à parier sa maison qu'Ereditato et ses collègues se sont trompés, estime qu'il est très difficile d'obtenir une précision de 10 nanosecondes avec ce type de dispositif expérimental.

Une autre objection est développée par le physicien Ben Still, un spécialiste britannique des neutrinos. Ben Still considère une source de neutrino naturelle, à savoir l'explosion d'une étoile en supernova. En février 1987, des astronomes ont pu observer les premières manifestations de l'explosion de la supernova SN 1987A, située dans le Grand Nuage de Magellan. Cette explosion a pu être observée à l'œil nu, mais en plus de la lumière visible, elle a émis des neutrinos dont le signal a aussi été capté par les astronomes.

La supernova SN 1987A était à 166.912 années-lumière de la Terre, ce qui veut dire que sa lumière a mis un certain temps à nous atteindre. Ses neutrinos aussi, mais ils ont mis trois heures de moins, ce qui n'est pas beaucoup comparé à 166.912 ans... Mais surtout, cette avance des neutrinos n'avait pas suscité les mêmes réactions que la dernière observation du CERN. En effet, elle pouvait s'expliquer par la lumière était légèrement ralentie au départ par l'atmosphère entourant la supernova, alors que les neutrinos, toujours aussi sournois, passaient à travers comme si elle n'existait pas. D'où leur toute petite avance en fin de parcours.

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SN 1987A vue par le télescope spatial Hubble © NASA

Mais, et c'est à cela que veut en venir Ben Still, si le décalage avait été équivalent à celui mesuré par les physiciens d'OPERA, les neutrinos n'auraient pas eu une avance de trois heures, mais un peu plus de quatre ans (avec une marge d'erreur d'environ un an) ! Or, ce n'est pas ce que l'on a observé.

Il y a donc contradiction entre les mesures d'OPERA et celles qui se rapportent à la supernova. Les physiciens du CERN ont noté la contradiction, et invoquent le fait que les neutrinos de la supernova ont une énergie 100 fois plus faible que ceux de leur expérience. Mais est-ce une explication suffisante ?

Une chose est sûre : pour se tirer de ce guêpier, les physiciens vont devoir déployer une grande énergie.