Le grillon champêtre du Pacifique (Teleogryllus oceanicus) chante, comme les autres grillons, en frottant ses élytres, lesquelles sont dotées de structures en relief, analogues à un plectrum et à une râpe comportant des dents. Le frottement de l’un sur l’autre produit une stridulation qui peut porter à une cinquantaine de mètres. Le grillon mâle stridule pour attirer les femelles, mais aussi pour éloigner ses rivaux.
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                    Sauf sur deux îles hawaïenne, Kauai et Oahu, où les grillons champêtres ne stridulent pas. Ce mutisme est une adaptation qui protège les grillons d’une mouche parasite. Or, selon une étude qui vient de paraître dans Current Biology, la mutation qui rend les insectes silencieux est apparue de manière indépendante sur les deux îles. Autrement dit, il s’agit d’un cas de convergence évolutive, d’une transformation similaire qui se produit dans deux populations différentes, mais soumises aux mêmes contraintes. La nouvelle étude, menée par Sonia Pascoal et Nathan Bailey, de l’université St Andrews, au Royaume-Uni, montre que la mutation observée à Kauai est différente de celle qui se produit à Oahu, même si elles aboutissent au même résultat : changer la forme des élytres de telle manière qu’ils ne produisent plus de sons.
Les grillons champêtres muets ont été découverts initialement, il y a une décennie, par Marlene Zuk et ses collègues de l’université de Californie Riverside (Zuk a aussi participé à la nouvelle étude). En 2003, l’équipe californienne a observé que plus de 90% des grillons champêtres mâles de l’île de Kauai ne stridulaient pas. L’espèce s’est implantée sur l’île hawaïenne à la fin du XXe siècle, à peu près en même temps qu’une mouche parasite, Ormia ochracea.
Le chant du grillon séduit la femelle, mais il permet aussi à la mouche de localiser le chanteur et de pondre ses larves sur son corps. Les larves pénètres dans le corps du grillon et le tuent. D’où l’avantage du silence : un grillon muet est plus difficile à repérer. Marlene Zuk et ses collègues ont découvert que la très grande majorité des grillons mâles de Kauai avaient des élytres lisses, ne produisant pas de stridulation. Les grillons aux élytres lisses étaient effectivement protégés contre les mouches : sur 121 individus disséqués, un seul hébergeait les larves parasites. A l’inverse, 30% des grillons qui avaient encore des élytres normaux étaient infestés par les larves.
Mais les grillons silencieux sont privés d’un atout majeur pour séduire les femelles. Comment se reproduisent-ils ? D’après les observations des chercheurs, les insectes muets se placent à proximité de leurs rares congénères qui chantent encore. Certaines femelles attirées initialement par un grillon chanteur acceptent de s’accoupler avec un mâle muet, alors qu’habituellement le chant est indispensable à l’union entre deux insectes. La mutation des élytres lisses s’est donc accompagnée de changements dans le comportement des insectes.
D’après Marlene Zuk, la mutation qui a changé la forme des élytres s’est propagée dans la population de grillons de l’île de Kauai en une vingtaine de générations, entre la fin des années 1990 et 2003.
Deux ans après, en 2005, les mêmes chercheurs ont constaté que la stratégie du « plutôt muet que mort » avait atteint une autre île, celle d’O’ahu, distante d’une centaine de kilomètres. Actuellement, environ la moitié des grillons champêtres d’O’ahu sont muets.
Nathan Bailey et ses collègues, qui ont étudié les grillons d’O’ahu, ont cherché à comprendre pourquoi des mutants muets étaient apparus dans deux populations distinctes. Ils ont d’abord pensé que des grillons venus de Kauai avaient été transportés par des bateaux ou des avions jusqu’à O’ahu, où ils avaient transmis la mutation aux grillons locaux.
Mais un examen plus approfondi a montré que les élytres des grillons muets n’ont pas la même morphologie sur les deux îles : à O’ahu, les élytres ont conservé une partie des structures qui produisent le son, même si elles sont inefficaces. Bailey et ses collègues ont alors analysé les génomes des deux populations, et on montré que les marqueurs associés à la mutation ne sont pas les mêmes dans les deux cas.
« Cela signifie que ce sont des portions différentes du génome qui changent la forme des élytres dans les deux populations », explique Bailey, interrogé dans Nature. La mutation qui rend les mâles silencieux s’est donc produite de manière indépendante sur les deux îles, et ne touche pas le même segment d’ADN dans les deux cas. Il s’agit donc d’un cas de convergence évolutive « observé en direct ». Bailey et ses collègues cherchent maintenant à identifier précisément les gènes impliqués, pour mieux comprendre comment des gènes différents peuvent produire des résultats similaires.