Tous les matins, même quand il gelait à pierre fendre, les maîtres nous faisaient mettre en rang dans la cour, devant le balcon du directeur. A huit heures précises Monsieur Boule apparaissait. Il nous adressait, de sa voix fluette, un petit discours dont nous ne comprenions pas un seul mot. Puis il levait les bras pour battre la mesure, et, à ce signal, nous commencions à chanter en chœur. C'est seulement après la fin de la chanson que nous avions la permission d'entrer en classe.
Au début, c'était Maréchal, nous voilà.
Les paroles n'étaient pas très compliquées, et on nous avait fait copier tous les couplets sur nos cahiers d'écoliers. Il fallait même faire un dessin. Mon maréchal louchait un peu. Mais le maître m'avait dit que le képi était très bien.
Et puis, brusquement, changement de répertoire. On nous a fait chanter La Marseillaise.
Comme on n'avait pas jugé nécessaire de nous en dicter les paroles, nous avions beaucoup de mal, mes camarades à moi, à saisir le sens de cet hymne guerrier.
Les premiers mots allaient encore : c'était nous, les zenfants de la Patrie, même si nous ne comprenions pas très bien ce qu'était ce jour de gloire enfin arrivé.
Mais les difficultés commençaient très vite. Au début, je comprenais
- Contre nous de la pyramide l'étendard saanglant est levé.
Saanglant me paraissait assez clair. C'était sans doute taché de sang, comme les doigts tachés d'encre. Peut-être le redoublement du a avait-il une valeur intensive, des taches particulièrement tenaces, voire indélébiles. Il faudrait la javel, comme disait ma mère.
La présence des pyramides était plus surprenante. Je voyais mal ce que venaient faire là les pharaons, avec leur barbe pointue, ou le sphinx dont l'image, découpée dans une revue, décorait notre classe. Peut-être fallait-il plutôt penser à Napoléon, dont notre maître, Monsieur Sanguinetti, nous avait beaucoup parlé.
- Soldats du haut de ces pyramides...
Mon frère s'était moqué de ma naïveté.
- Il ne s'agit pas de pyramides, mais de tyrannie. Un tyran est un roi très sanguinaire, qui tire sur la foule. C'est de là que vient le mot tyran et c'est pour ça que l'étendard est sanglant.
La suite était plus facile. Bien sûr il était un peu surprenant d'entendre mugir de féroces soldats. Passe encore s'ils rugissaient, comme des lions. Mais le mugissement nous paraissait plutôt convenir à de paisibles bovidés. Quelques camarades facétieux choisissaient d'ailleurs ce moment, dans la chanson, pour pousser quelques sonores beuglements ou meuglements, histoire d'en illustrer la signification bucolique.
Restait le refrain, dont le sens m'échappait complètement.
Qu'un sang kimpur abreuve nos ossillons.
Je comprenais assez bien ce que pouvaient être les ossillons. Sans doute des petits os, comme les osselets.
A table j'avais risqué le mot, une fois ou deux.
- Donne-moi encore un peu de poulet, avec des ossillons.
Personne n'avait réagi.
Ces petits os, comme le reste de l'organisme, devaient, évidemment, être irrigués par le sang.
Seul l'adjectif kimpur posait vraiment problème.
Sans doute un sang kimpur était-il un sang particulièrement pur, de très bonne qualité, pas du tout impur. Un peu comme dans le mot quintessence, que personne n'avait su écrire quand il s'était trouvé dans une de nos dernières dictées.
Je conservais quelques doutes, et je décidai, finalement, d'interroger le maître.
- Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'un sang kimpur ?
- C'est un sang qui n'est pas pur.
- Et pourquoi, dans La Marseillaise le sang est-il impur ?
- Parce que c'est celui de nos ennemis, qui servira à abreuver, c'est-à-dire à nourrir nos sillons, notre terre.
- Alors, Monsieur, c'est comme si on arrosait son jardin avec le sang des ennemis ?
- Exactement.
Le maître avait l'air un peu excédé par mes questions. Je préférai m'en tenir là. J'avais enfin compris. Mais, sans ces éclaircissements, je n'aurais jamais soupçonné que La Marseillaise contenait des conseils pour le jardinage.