L’immigration et l’identité nationale apparaissent aujourd’hui comme les préoccupations majeures du gouvernement français. Si la perspective des élections régionales n’est pas pour rien dans leur promotion, c’est néanmoins à la lumière du proche passé que s’éclaire leur prépondérance.
On se souvient en effet que pour dégager sa responsabilité de la récession qui s’annonçait, Nicolas Sarkozy s’est présenté en moralisateur du capitalisme. Pour que celui-ci retrouve son âme, expliquait-il, il convient de mettre fin à la « dictature des marchés financiers » qui imposent aux entrepreneurs de sacrifier la profitabilité pérenne de leur activité au rendement à court terme de leur titre.
Une telle stratégie entrepreneuriale est bien la cause du marasme actuel, poursuivait le chef de l’État, parce qu’elle favorise la formation de bulles spéculatives au détriment d’investissements propices à la résorption du chômage et à la préservation de l’environnement. À l’inverse, concluait-il, la stimulation d’une croissance « verte » et créatrice d’emplois implique de rompre avec le primat du futur proche. La moralisation annoncée du capitalisme suppose en effet de rétablir l’ascendant du calcul à long terme sur l’anticipation haussière et, à cette fin, de réhabiliter un État régulateur – pour prévenir les écarts de conduite des pourvoyeurs de crédit – mais aussi aiguilleur – pour contribuer à une allocation des ressources dirigée vers un développement humain et durable.
Quelques mois à peine après avoir esquissé ce vaste projet de refondation, le président français ne se fait plus guère d’illusions sur son aptitude à tenir ses engagements. La raison de ce constat est simple : pour recueillir les fonds sans lesquels un gouvernement ne peut espérer amorcer une relance, il n’existe d’autres voies que l’impôt et l’emprunt. Or, comme Nicolas Sarkozy ne peut guère se permettre d’indisposer son électorat en recourant à une augmentation des recettes fiscales, il a préféré miser sur un creusement de la dette publique. Mais comme il a jugé imprudent de demander aux particuliers de lui signifier leur soutien en investissant dans sa politique, il en est réduit à emprunter les moyens de son entreprise de moralisation auprès de ces mêmes marchés financiers dont il s’était promis de desserrer l’étreinte.
Trop heureux de faire ce que le président de Goldman Sachs appelle plaisamment le « travail de Dieu » (http://www.reuters.com/article/newsOne/idUSTRE5A719520091108), à savoir prodiguer les ressources dont les gouvernements ont besoin pour relancer l’activité économique, les prêteurs ont obligeamment répondu à la requête du chef de l’État, mais, bien entendu, à leurs conditions. Autrement dit, le capitalisme moralisé sera hautement rentable à brève échéance ou ne sera pas. Tant pis pour la régulation des pratiques bancaires, la croissance verte et le retour des emplois.
À défaut de pouvoir modifier les priorités de ses sponsors, Nicolas Sarkozy s’est alors résolu à les imiter. Pour faire oublier ses promesses, il a procédé à l’émission de titres peu à même de remédier au réchauffement climatique, à l’augmentation du chômage ou à la dérégulation financière mais qui, à l’instar des actifs toxiques accumulés par les banques, promettent de générer un haut rendement – en l’occurrence électoral – à court terme : débat sur l’identité nationale conçu pour rappeler les immigrés à leurs interminables devoirs d’insertion, charters de réfugiés renvoyés dans leurs pays en guerre, dénonciation des « mariages gris » destinée à associer immigration familiale et immigration « subie », haro sur l’emploi des clandestins en sorte de répondre à la grève des travailleurs sans-papiers, indignation face aux demandeurs d’asile qui traitent l’Europe comme un « supermarché ».
Sans doute les représentants de l’opposition ont-ils unanimement dénoncé le recours à une telle manœuvre. Toutefois, pour ramener le débat public vers les défis que le chef de l’État avait promis de relever, il ne suffira pas de fustiger la diversion orchestrée par la majorité présidentielle. Comme tous les boursicoteurs le savent, un actif toxique ne perd son pouvoir de nuisance que lorsque les acheteurs potentiels sont persuadés qu’il est sans valeur. Autrement dit, les problèmes délaissés par Nicolas Sarkozy ne reviendront pas sur le devant de la scène avant que ses opposants trouvent le courage d’affirmer que l’immigration n’en est pas un.
Gageure ? Au regard d’un sens commun savamment entretenu depuis trente ans, sans doute. En revanche, quiconque prend le temps de lire les rapports récents de la CE, de l’OCDE, du PNUD et de la Banque Mondiale y découvre sans peine qu’à la différence de la circulation des capitaux, où l’absence de régulation fait les ravages que l’on sait, les flux migratoires ne sont guère sujets aux bulles. Plus précisément, les maux et périls qui leur sont régulièrement associés par les autorités françaises et leurs partenaires européens – excès des candidats au séjour par rapport aux capacités d’accueil, fardeau pour les budgets sociaux de l’État et pression négative sur l’emploi et les salaires, tensions sociales provoquées par les régularisations « massives » de sans-papiers, danger d’appauvrissement pour les pays de départ – se révèlent dénués de fondement.
Au regard de la démographie, la menace qui pèse sur l’Europe ne réside pas dans une surpopulation induite par les migrations mais bien plutôt dans le vieillissement des populations autochtones. Dès l’année 2000, un célèbre rapport de l’ONU indiquait que pour maintenir sa population active à un niveau constant à partir de 2010, un pays comme la France devrait multiplier par deux le nombre d’étrangers accueillis chaque année. Plus récemment, des rapports de l’OCDE et la CE ont confirmé ces tendances : le premier prévoit que, sans tenir compte des naturalisations, l’âge moyen du citoyen européen passera d’un peu plus de 36 à 49 ans entre 2010 et 2030 ; le second annonce qu’au sein de l’UE, la population âgée de plus de 60 ans va augmenter d’environ 2 millions d’individus chaque année au cours du prochain quart de siècle et que le nombre d’actifs potentiels devrait cesser de croître aux alentours de 2015.
Force est par conséquent de constater qu’une Union européenne soucieuse de ralentir les effets de son évolution démographique ne doit pas s’ingénier à filtrer ses frontières en arguant de son incapacité d’accueillir l’ensemble des candidats au séjour sur son territoire, mais au contraire veiller à adapter ses capacités d’accueil au besoin d’immigration que suscite le vieillissement de ses ressortissants.
Sur le plan économique, il suffit de citer l’édition de 2008 du rapport annuel de la CE intitulé L’emploi en Europe : on y lit notamment que « (l)es immigrants récemment arrivés ont largement contribué à la croissance globale de l'économie et de l'emploi (près d'un quart) dans l'Union depuis 2000, sans qu'il y ait eu de répercussions majeures sur les salaires et les emplois nationaux. Ils ont clairement permis de résorber les pénuries de main-d'œuvre et de compétences en étant généralement recrutés dans les secteurs où la demande étaient la plus forte, notamment dans les emplois peu qualifiés. »
Faut-il au moins penser que la récession mondiale change la donne, d’abord parce qu’au Sud, l’aggravation des conditions d’existence déjà très difficiles pousserait les plus démunis à émigrer davantage, et ensuite parce qu’au Nord, la croissance du chômage attiserait la concurrence entre travailleurs étrangers et autochtones ? Si l’on en croit les économistes de l’OCDE, ces deux hypothèses sont peu vraisemblables. D’une part, tant la détérioration de leur propre situation matérielle que la contraction de la demande de main d’œuvre dans les pays développés incitent plutôt les migrants potentiels à retarder leur départ : on sait en effet que la réalisation d’un projet d’émigration coûte très cher, mais aussi que les principales informations que les candidats à l’expatriation possèdent sur leur lieu de destination concernent le marché du travail. D’autre part, comme l’indique le rapport de la CE sur l’emploi en Europe, la majorité des travailleurs extracommunautaires occupent des emplois qui les placent dans un rapport de complémentarité, plutôt que de substituabilité, avec les salariés qui sont ressortissants du pays d’accueil. En termes plus crus, ils accomplissent des tâches que les autochtones estiment trop rudes ou trop peu valorisantes, y compris lorsque la conjoncture est mauvaise : les risques d’une compétition accrue par la pénurie d’emplois semblent donc très limités.
Si le péril qu’il convient d’associer aux flux migratoires ne relève ni de la démographie ni de l’économie, peut-être doit-on le chercher du côté des tensions sociales que susciterait une présence étrangère jugée trop perturbante – notamment du fait de la différence de culture entre les nationaux et les nouveaux arrivants ? Une enquête du Parlement européen (PE) sur l’incidence des régularisations collectives – soit sur une pratique que le président français et le Pacte européen sur l’immigration et l’asile dont il est l’initiateur condamnent formellement – offre un élément de réponse à cette question. Prenant pour objet le programme de régularisation réalisé par le gouvernement espagnol en 2005, et qui a permis à 570.000 candidats au séjour d’obtenir un titre, les parlementaires ont conclu que « le programme de régularisation a été accueilli avec satisfaction par les migrants en situation irrégulière, par la société civile, par les employeurs et par les syndicats, aussi bien que par la majorité des responsables politiques.»
Il faut rappeler qu’à l’époque, les autorités de Madrid assumaient volontiers le rôle positif joué par les migrants dans l’économie espagnole, de sorte que les mesures de régularisation sont intervenues dans un contexte où le discours gouvernemental sur la cohabitation entre nationaux et étrangers était largement dépourvu de propos anxiogènes. À l’inverse, la tonalité xénophobe des grèves sauvages qui ont agité le Royaume Uni à la fin du mois de janvier 2009 renvoie à la nouvelle rhétorique adoptée par le premier ministre Gordon Brown : dès novembre 2007, en effet, le successeur de Tony Blair s’est efforcé de conjurer le déclin d’un parti travailliste associé aux infortunes de la mondialisation en parsemant ses interventions de mots d’ordre tels que « des emplois britanniques pour des travailleurs britanniques ! » Or, c’est bien ce slogan qui figurait sur les bannières déployées par les grévistes de l’hiver 2009. Ces derniers, il convient de la signaler, ne se plaignaient pas du voisinage de migrants mal intégrés du fait de leur culture mais de la présence sur leurs chantiers d’ouvriers italiens et portugais…
Enfin, la thèse de l’appauvrissement que l’expatriation de leurs ressortissants causerait aux pays d’émigration est elle aussi largement infirmée par les faits. Hormis les ponctions de capital humain imputables aux politiques d’immigration sélective, ou choisie, de certains États du Nord – ponctions particulièrement nuisibles pour les petits pays pauvres qui se retrouvent dépossédés de leurs ressortissants les plus qualifiés –, on constate en effet que l’intensification des mouvements migratoires est loin d’être nocive non seulement pour les expatriés eux-mêmes mais aussi pour les sociétés dont ils sont originaires. En témoignent les transferts de fonds effectués par les migrants vers leurs pays d’origine : selon la Banque Mondiale, leur montant s’élevait à environ 328 milliards de dollars en 2008, soit plus d’un triplement de volume depuis 1995. Ces transferts pèsent désormais autant, dans les sociétés qui les reçoivent, que les investissements étrangers privés, et représentent plus du double de l’aide publique au développement prodiguée par l’ensemble des membres de l’OCDE.
En outre, les bienfaits de cette manne financière se font plus nettement sentir encore dans le contexte actuel de crise économique mondiale. Car s’il est vrai que les experts de la Banque Mondiale prévoient une baisse de 7,3% des transferts de fonds pour l’année 2009 – ce qui n’était jamais arrivé au cours des vingt dernières années – leur dernier rapport précise aussitôt que cette diminution est relativement minime, au vu des circonstances, et surtout qu’elle est « bien inférieure à celles des investissements privés vers les pays en développement. »À leurs yeux, le seul facteur qui entrave l’aptitude des transferts de fonds à amortir la violence de la crise dans les contrées d’émigration n’est autre que « le renforcement des restrictions à l’immigration dans les principaux pays de destination. »
Bref, si problème il y a, ce n’est pas du côté de l’immigration qu’il réside mais au contraire dans les politiques toxiques qui transfèrent sur les migrants les angoisses que suscite le « travail de Dieu » du capital financier. Encore faudrait-il que les opposants à Nicolas Sarkozy osent le dire.