michel feher

Abonné·e de Mediapart

20 Billets

1 Éditions

Billet de blog 8 février 2014

michel feher

Abonné·e de Mediapart

Noter le désaveu

Plutôt que de s’épuiser à recenser les trahisons de la majorité présidentielle – pour ensuite lui accorder sa voix ou s’abstenir dans l’isolement – la comptabilisation des votes blancs permet désormais de convertir l’indignation stérile en indice – au sens boursier du terme.

michel feher

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Plutôt que de s’épuiser à recenser les trahisons de la majorité présidentielle – pour ensuite lui accorder sa voix ou s’abstenir dans l’isolement – la comptabilisation des votes blancs permet désormais de convertir l’indignation stérile en indice – au sens boursier du terme. Telle serait la portée d’un registre public des engagements à l’indiscipline républicaine.

***

Un homme blanc, hétérosexuel, de plus de 50 ans et de droite : François Hollande nous avait prévenus, il est un président normal. Inutile d’égrener une fois encore la liste des renoncements et des initiatives qui illustrent sa complète normalité. Mais non moins inutile de continuer à se répandre en plaintes, invectives ou témoignages de déception. Lorsqu’un dirigeant qui mène une politique de l’offre néolibérale l’assume au point de renoncer à donner le change par des avancées dites sociétales – comme l’attestent le récent ajournement du projet de loi sur la famille et, gageons-le, l’abandon définitif de l’octroi du droit de vote aux résidents non-européens – il n’y a plus de raison de lui reprocher d’être ce qu’il est.

Reste qu’au lieu de tirer les leçons de ce qu’ils dénoncent, les détracteurs de gauche de la politique gouvernementale continuent de passer le plus clair de leur temps à fustiger l’évidence – et les billets qui composent ce blog ne font, hélas, pas exception. Sans doute est-il difficile de résister à la tentation de l’emportement lorsque le chef de l’État et ses ministres offrent chaque de jour de nouveaux gages de leur obstination à incarner une droite réellement compétitive. Pour autant, il vient un moment où le ressassement du même réquisitoire, qu’il prenne la forme de la réprobation outrée ou du sarcasme amer, s’avère aussi vain que l’aveuglement volontaire des derniers apologètes de la majorité présidentielle.

Bien plus, à mesure qu’ils deviennent une litanie, les procès en apostasie intentés aux socialistes trahissent avant tout la peur de tourner véritablement la page. En clamant à l’envi que la gauche de gouvernement renie ses valeurs, se trompe dans ses raisonnements et ne sacrifie même pas son âme et son intelligence à ses intérêts politiciens – tant il est vrai que ses orientations désespèreront son électorat sans lui attirer les suffrages du peuple de droite – ne rêve-t-on pas encore de la convaincre de se ressaisir? Et une fois admis que le rappel indigné des engagements non tenus n’aura aucun effet – pas même celui d’amener les membres réputés progressistes du gouvernement à mettre leur démission dans la balance – n’est-ce pas pour éviter de s’interroger sur les conséquences de ce verdict que l’on se plaît à le prononcer encore et encore ?

Admettre que le parti socialiste et ses alliés forment désormais l’un des deux blocs de la droite néolibérale oblige en effet à poser le regard sur le paysage politique qui résulte de leur positionnement. Or, pour l’heure, nul n’ignore que les réfractaires à l’alignement progressif de François Hollande sur les orientations son prédécesseur se retrouvent bien plus volontiers dans le souverainisme xénophobe du Front national que dans les propositions des oppositions de gauche. Il faut dire que celles-ci accumulent non seulement les querelles d’appareil mais aussi les divergences de fond: ainsi, d’aucuns se proposent de reprendre la souveraineté nationale à l’extrême droite, d’autres de ravir le projet européen aux néolibéraux, et d’autres encore d’attendre que les luttes sociales rouvrent l’horizon d’une rupture avec la capitalisme. Nombreux sont donc les destinataires de ces peu conciliables injonctions qui, oscillant entre circonspection et désarroi, se bornent à étoffer leur cahier de doléances.

Plutôt que de s’abandonner indéfiniment au charme douteux de la vitupération dilatoire, on suggèrera ici que le temps est venu de transformer la rancœur en un divorce serein mais acté. Au lieu de surseoir à une rupture définitive avec les socialistes et leurs alliés jusqu’à ce qu’une gauche digne de ce nom se révèle enfin en mesure de rivaliser électoralement avec eux, pourquoi ne pas hâter le processus en s’engageant dès maintenant à ne voter pour aucune des deux droites de gouvernement – celle qui occupait le pouvoir jusqu’en 2012 et celle qui lui succède aujourd’hui –, ni au premier, ni même au second tour – sauf dans les cas où il s’agira de faire barrage à une candidat frontiste ? Puisque les bulletins blancs seront désormais comptabilisés, rien ne s’oppose à ce que les électeurs de gauche manifestent l’absence de candidats de leur bord lorsque tel est le cas.

Politique du pire ? Caprice d’autant plus irresponsable que, de son côté, l’UMP réagit à la droitisation du PS et à la montée en puissance du FN en s’alignant chaque jour davantage sur le second pour préserver sa différence avec le premier ? On soutiendra que c’est au contraire la politique du moindre mal qui favorise la capture de l’espace public par un débat entre un néolibéralisme plus ou moins xénophobe et une xénophobie plus ou moins souverainiste. Tant que les partis qui forment la majorité présidentielle demeureront convaincus qu’en dépit de son dépit, l’électorat de gauche se résignera à leur apporter ses voix au second tour des élections à scrutin majoritaire, ils n’éprouveront aucune gêne à maintenir leur cap. Bien plus, dans la mesure où leur propre droitisation contraint l’UMP à surenchérir, le PS et ses alliés s’estimeront fondés à gager la fidélité de leurs électeurs sur la peur suscitée par la dérive de leurs rivaux.

Pour échapper au statut de base électorale captive, et pour cette raison inoffensive, il ne suffit pourtant pas de bouder dans son  coin – soit de s’abstenir individuellement et en silence. Ériger l’abandon de la fameuse « discipline républicaine » en acte liminaire d’une redéfinition du territoire de la gauche exige non seulement de substituer le vote blanc au blanc-seing dont se prévalent les socialistes mais aussi de faire précéder ce geste d’un engagement public et collectif – soit de signer un appel à déposer un bulletin blanc dans l’urne à chaque fois qu’une élection aura pour objet de départager deux champions de la politique de l’offre. Loin de se résumer à la mise en scène d’une mauvaise humeur, on soutiendra qu’une pareille procédure trouve sa raison d’être dans la modification que l’hégémonie des marchés financiers a apportée au fonctionnement des démocraties représentatives.

À l’époque désignée en France sous le nom de « trente glorieuses », l’art de gouverner portait au premier chef sur l’arbitrage entre les demandes des syndicats et les requêtes du patronat. Il s’agissait d’abord de conjurer le mécontentement des salariés en leur assurant une protection sociale décente et des revenus du travail en progression régulière, mais aussi d’encourager les détenteurs de capitaux à financer la production industrielle en leur garantissant des dividendes suffisants, et surtout de persuader les uns et les autres que leur intérêt commun résidait dans une croissance économique soutenue dont la perpétuation leur imposait de tempérer leurs revendications immédiates.

Or, tout autre est la pratique gouvernementale caractéristique des trois dernières décennies. Agencée au déplacement de l’activité manufacturière vers les puissances émergentes et à l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la dérèglementation des flux financiers dont les dirigeants des pays développés ont permis la mise en œuvre n’a pas tardé à modifier leurs préoccupations prioritaires. Plutôt que de chercher à transiger entre des organisations syndicales considérablement affaiblies et des chefs d’entreprises tributaires des exigences formulées par les investisseurs, les gouvernants s’efforcent désormais de présenter les taux de rentabilité que les bailleurs de fonds estiment « compétitifs » comme la contrainte dont leurs administrés doivent s’accommoder.

Sans doute les mandataires de le souveraineté populaire demeurent-ils tenus d’arbitrer entre deux catégories de « créanciers » : si aux marchés financiers, auprès desquels ils puisent une bonne part de leurs ressources budgétaires, revient le privilège d’évaluer l’attractivité de la nation qu’ils dirigent – attractivité mesurée à l’aune des retours sur investissement escomptés et dont les indices les plus sûrs sont la réduction constante des coûts du travail, l’abaissement du taux d’imposition des entreprises et le renforcement des droits de propriété intellectuelle – c’est encore aux suffrages des citoyens qu’ils sont redevables de leur mandat. Cependant, les électeurs ne sont appelés à se prononcer que tous les quatre ou cinq ans, alors que les investisseurs exercent leur pouvoir d’évaluation littéralement à chaque instant. Il n’est donc pas étonnant qu’au lieu de transiger entre leurs mandants et leurs financeurs, les gouvernements réagissent à l’inégalité des pressions auxquelles ils sont soumis en s’appliquant à convaincre les premiers qu’être compétitif aux yeux des seconds est un objectif qui relève de l’intérêt général.

Dans ce contexte, force est de reconnaître que les opposants à la définition financière de la compétitivité souffrent au premier chef de ne pouvoir rivaliser avec la capacité d’évaluation continue dont sont dotés les marchés boursiers. C’est en effet le caractère ponctuel, ou tout au moins peu durable, des méthodes de contestation traditionnelle – manifestations de rue et grèves – qui scelle leur inadaptation à un champ économique et social où la question du crédit accordé continument par les investisseurs – aux entreprises et aux États par les biais respectifs de leur valeur actionnariale et du taux d’intérêt de leur dette, mais aussi aux individus qui doivent sans cesse faire la preuve de leur employabilité – prend le pas sur celle du profit que les employeurs extraient de l’exploitation de la force de travail.

Aussi avancera-t-on que si la constitution d’un registre public des engagements à l’indiscipline républicaine est un acte politique de portée modeste, elle a au moins le mérite de répondre au défi de la pression permanente que les brasseurs de capitaux font subir aux gouvernants. Pour autant que la liste des signatures puisse évoluer dans les deux sens – chaque signataire doit avoir la faculté de retirer son nom quand bon lui semble – et qu’elle soit non seulement publique mais aussi largement diffusée et consultable à tout moment, les chiffres qu’elle fournit sont en effet de nature à s’imposer comme un indice concurrent de ceux que livrent les places financières et les agences de notation.

Mieux encore, la sensibilité du « cours » de la défiance annoncée aux paroles et aux actes du chef de l’État et de sa majorité promet de nourrir les spéculations sur les infléchissements à venir de leur politique et, par là même, d’orienter leurs propres anticipations. Le registre des engagements à l’indiscipline républicaine s’inscrit par conséquent dans la construction de ce futur proche sur lequel les investisseurs s’appuient – tant pour régir le présent que pour occulter l’avenir plus lointain.

Bien entendu, si le registre voit le jour, il faut s’attendre à ce que des militants de l’UMP et du FN joignent leurs signatures à la liste des engagés en sorte d’augmenter le discrédit de l’exécutif – ou au contraire qu’ils les retirent en masse dans l’éventualité où l’opposition de gauche au PS gagnerait soudain en popularité.  Reste que de telles manipulations, qui font partie intégrante du jeu politique à l’âge des évaluations en temps réel, peuvent aussitôt donner prise à de nouvelles spéculations sur leur signification. D’une manière générale, la vertu majeure de l’indice fourni par l’évolution des engagements à ne plus voter pour les « socialistes de l’offre » est d’exposer ceux-ci à une autre source de discrédit que les dégradations infligées par les agences de notation et les témoignages de méfiance des marchés obligataires.

Quelques jours après la faillite de la banque Lehmann Brothers, alors que George W. Bush se rendait à Wall Street pour rassurer la communauté financière, un chaine câblée qui retransmettait l’allocution du chef de l’État décida, pour la première fois, d’accompagner les images d’un graphique qui enregistrait l’impact immédiat du discours présidentiel sur le cours de l’indice Dow Jones. Pour autant que les administrateurs du site abritant le registre des engagements à l’indiscipline républicaine s’adjoignent le concours de graphistes compétents, peut-être se trouvera-t-il un media audiovisuel pour livrer la prochaine intervention télévisée de François Hollande à un traitement semblable.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.