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Billet de blog 8 avril 2013

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Après Cahuzac, pourquoi la «gauche réformiste» ne doit pas se faire de cheveux

François Chérèque a tort de craindre que la chute de Jérôme Cahuzac ne discrédite la politique qu’il défendait. Grâce à la retenue des grands médias, ses anciens collègues n’éprouvent aucune honte à soutenir que leur action a pour vocation de réduire l’injustice, l’inégalité et l’exclusion.

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François Chérèque a tort de craindre que la chute de Jérôme Cahuzac ne discrédite la politique qu’il défendait. Grâce à la retenue des grands médias, ses anciens collègues n’éprouvent aucune honte à soutenir que leur action a pour vocation de réduire l’injustice, l’inégalité et l’exclusion.

« Ce qui me révolte le plus, écrit François Chérèque, actuel président du think tank Terra Nova, à propos de Jérôme Cahuzac, c'est la honte qu'il fait porter sur la grande partie de ceux qui pensent qu'il est juste de mettre fin aux dérives des finances publiques, car elles créent de l'injustice, de l'inégalité et de l'exclusion. »[1] Si seulement l’ancien dirigeant de la CFDT disait vrai. Si seulement les faiseurs d’opinion naguère exaspérés par l’obstination de Mediapart  usaient de leur tardive indignation pour faire le lien entre les mœurs de l’ancien ministre du budget et la politique qu’il était chargé de mettre en œuvre.

On peut en effet rappeler que, depuis le 14 juin 2012 – lorsque le chef de l’État a lancé son mandat en appelant les Grecs à élire la coalition dirigée par le parti conservateur –, le gouvernement français a fermement conservé un même cap. Il est ainsi revenu à ses membres d’assumer successivement la ratification du traité européen négocié par Nicolas Sarkozy, le renoncement à la révolution fiscale promise par le candidat Hollande, l’octroi d’un crédit d’impôts inconditionnel à des entreprises peu susceptibles de le convertir en investissements, la mise en œuvre d’une réforme bancaire dont l’universalisme est le maître mot – au sens où elle veille avant tout à préserver le modèle de la banque « universelle » à la française –, la ratification d’un accord sur la flexisécurité destiné à sécuriser la flexibilisation des conditions d’embauche et de licenciement, et enfin l’annonce d’une nouvelle étape consacrée à la multiplication des coupes budgétaires. Difficile, dans ces conditions, de se passer d’individus de la trempe de Jérôme Cahuzac. Pour mener une action dont la clef de voûte est l’apaisement des marchés financiers, n’est-il pas plus recommandé de leur dépêcher un ministre qui partage les goûts des brasseurs de capitaux que d’exposer ces malheureux à un doctrinaire de la progressivité de l’impôt ou à un déçu de la déréglementation financière ?

Sans doute eût-il été préférable de choisir un individu moins indélicat, ou plus précautionneux. Seulement voilà : pour plaire aux investisseurs, les socialistes ne disposent pas des mêmes ressources humaines que leurs rivaux de droite. Pour autant, les craintes exprimées par François Chérèque ne sont guère fondées. Car dans les médias émargeant au « cercle de la raison », le discrédit dont souffre le gouvernement ne s’étend jamais à la teneur de sa politique : seule son aptitude à la conduire est désormais mise en cause. Autrement dit, aucun journaliste « raisonnable » ne s’appuiera sur l’affaire Cahuzac pour faire honte aux zélateurs de la lutte contre les « dérives des finances publiques », lorsqu’ils affirment, à l’encontre de la logique la plus élémentaire, que les mesures qu’ils soutiennent œuvrent à la réduction « de l'injustice, de l'inégalité et de l'exclusion ». À titre d’exemples, deux entretiens récents devraient suffire à persuader le président de Terra Nova qu’il n’a aucune raison d’être révolté.

Dans le premier, accordé au Monde, le 30 mars dernier,par Bernard Cazeneuve, le successeur de Jérôme Cahuzac célèbre sa nouvelle affectation en expliquant pourquoi la réduction des dépenses publiques est désormais la priorité du gouvernement : « (c)haque euro économisé constituera une chance supplémentaire donnée à la croissance et au redressement », affirme le nouveau ministre du budget.[2] Quiconque possède quelques notions rudimentaires de macroéconomie sait pourtant qu’entre l’évolution des dépenses publiques et celle du produit intérieur brut, il existe un rapport de proportionnalité, variable mais direct, auquel John Maynard Keynes a donné le nom de « multiplicateur  fiscal». Les économies auxquelles procède l’État ont donc nécessairement un effet négatif sur la croissance. En outre, les observateurs un peu attentifs de l’actualité économique ne peuvent avoir oublié qu’au mois de janvier, Olivier Blanchard et Daniel Leigh, éminents économistes du Fonds Monétaire International, ont publié un document de travail où ils indiquaient que les politiques de rigueur promues par les institutions internationales – y compris la leur – s’appuyaient sur des multiplicateurs fiscaux considérablement sous-évalués. Dans la conjoncture actuelle, précisaient-ils, chaque euro économisé se traduira par une baisse de croissance de 0,9 à 1,7 euros – au lieu 0,5 euro comme l’escomptaient les experts.

Imagine-t-on que, confronté à la flagrante absurdité de l’assertion du ministre, David Revault d’Allonnes, le journaliste du Monde, somme aussitôt Bernard Cazeneuve d’expliciter son hasardeuse proposition? Faut-il supposer que les circonstances qui ont précipité la démission de Jérôme Cahuzac – notamment au regard de la fiabilité de la parole des politiques – l’incitent à redoubler de pugnacité à l’endroit son successeur ? François Chérèque peut dormir tranquille : la fantasque corrélation entre les euros économisés et la chance donnée à la croissance n’a rencontré ni objection, ni demande d’éclaircissement.

Publié dans Libération le 3 avril, c’est-à-dire après les aveux de Jérôme Cahuzac, le second entretien met en présence le journaliste Dominique Albertini et le ministre de l’économie et des finances, Pierre Moscovici. Ce dernier s’emploie lui aussi à justifier l’attention prioritaire que le gouvernement continuera d’apporter à la réduction des déficits. « Le combat contre l’endettement, affirme-t-il, n’est pas une contrainte imposée de l’extérieur ou le résultat de choix pervers, mais une nécessité intérieure. Pour rester libre, il faut se désendetter, et je n’ai pas attendu la crise pour le penser. »[3] L’objectif hautement revendiqué serait donc rien moins que l’indépendance nationale: s’il faut, aujourd’hui, serrer la ceinture des moins favorisés, soutient le ministre, c’est pour que, demain, la France échappe enfin au joug des marchés financiers. Or, chacun sait que les coupes budgétaires auxquelles s’adonnent les pays européens ne sont rien d’autre que la condition principale qu’imposent lesdits marchés pour accorder de nouveaux prêts à des taux modérés. Autrement dit, ce n’est pas pour se libérer de l’emprise des prêteurs qu’il faut tailler dans les budgets sociaux mais au contraire pour ne pas se priver de leurs bonnes grâces. 

Sans craindre de se contredire, Pierre Moscovici avoue d’ailleurs le sens de son action dès la phrase suivante, puisqu’il achève son développement en rappelant que la gestion rigoureuse qu’il pratique « est en définitive un facteur de compétitivité. » Or, nul n’ignore que, de nos jours, être « compétitif » ne veut pas dire produire des marchandises de meilleure qualité que ses concurrents à un prix comparable : désormais, gagner en compétitivité consiste plutôt à renforcer l’attractivité de l’environnement offert aux investisseurs, soit à leur promettre un retour sur investissement plus élevé parce qu’à  la fois imperméable aux aléas de l’activité économique et garanti par une compression continue des coûts du travail. Par conséquent, loin de représenter un effort temporaire demandé aux gouvernés aux fins de rendre leur liberté d’action aux gouvernants, tant la réduction des dépenses publiques que l’assouplissement du marché de l’emploi participent d’une compétition permanente destinée à satisfaire les requêtes des bailleurs de fonds.

Inutile de préciser qu’à l’instar de David Revault d’Allonnes, Dominique Albertini s’est soigneusement abstenu de relever les contradictions qui emaillaient les propos de son interlocuteur. Bref, que tous « ceux qui pensent qu'il est juste de mettre fin aux dérives des finances publiques » se rassurent : ce ne sont pas les turpitudes d’un ministre affairiste qui nuiront à la circulation médiatique des apologies les plus incohérentes, ou les plus éhontées, de la politique gouvernementale.


[1] François Chérèque, « C’est toute la gauche réformiste qui est humiliée » http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/04/chereque-c-est-toute-la-gauche-reformiste-qui-est-humiliee_3154126_3232.html

[2] http://www.lemonde.fr/politique/article/2013/03/30/bernard-cazeneuve-si-l-austerite-est-une-faute-la-rigueur-est-une-vertu_3150850_823448.html

[3] http://www.liberation.fr/economie/2013/04/03/le-combat-contre-l-endettement-n-est-pas-un-choix-pervers_893528

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