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Les sociaux démocrates sont aujourd‘hui l’objet d’une condescendance généralisée. La droite ne leur sait aucun gré des efforts d’imitation qu’ils déploient, la gauche radicale ne trouve plus de mots assez durs pour décrire leur lâcheté et, du sein de leurs propres rangs, des voix s’élèvent pour affirmer que l’émergence d’une « nouvelle donne » passe par leur défaite. À l’encontre de ces procès en pusillanimité, on soutiendra ici qu’une détermination proprement inouïe habite la gauche de gouvernement.
La social-démocratie a-t-elle encore une raison d’être? En dépit des victoires électorales qu’elle remporte ici ou là, nombreux sont les observateurs qui ne cachent pas leurs doutes. À leurs yeux, les hommes et les femmes qui se réclament de cette sensibilité politique souffrent de leur ancrage dans une époque révolue où gouverner une nation consistait avant tout à arbitrer équitablement entre les exigences de ses employeurs et les revendications de ses travailleurs.
D’abord décontenancés par la chute de l’empire soviétique, les sociaux-démocrates ne se seraient guère mieux adaptés à l’essor des pays émergents et à l’accélération des transactions financières. C’est qu’en se conjuguant à la faillite des économies administrées, l’avènement de puissances industrielles dotées d’une main d’œuvre peu onéreuse et la formation d’un marché global des capitaux auraient brouillé tous leurs repères. N’avaient-ils pas lié leur sort à celui d’un État qui, aux fins de rivaliser avantageusement avec les pays du socialisme réel, s’ingéniait à asseoir la prospérité sur la croissance des revenus salariaux et à assurer la cohésion sociale par la progressivité de l’impôt et l’augmentation des charges patronales ? Qu’ils peinent désormais à trouver leurs marques ne serait par conséquent pas étonnant: la conciliation des intérêts de classe telle qu’ils la pratiquaient semble en effet bien surannée à une époque où, pour assurer la compétitivité d’un territoire, il est nécessaire de conformer la fiscalité du capital et le coût du travail aux souhaits d’investisseurs libres de déplacer à leur guise les fonds dont ils disposent
Faut-il pour autant se résoudre à compter la social-démocratie parmi les victimes collatérales de la mondialisation ? Est-elle condamnée au déclin graduel mais inexorable que ses pères fondateurs promettaient aux libéraux? Bien que ce sombre pronostic rencontre un écho considérable, on soutiendra ici qu’il manque l’essentiel. Sans doute les partis de droite sont-ils fondés à revendiquer le façonnage du présent : car c’est bien à leur initiative que l’on doit la création d’un monde où l’allocation des ressources répond aux critères de rentabilité fixés par les marchés financiers. Reste que, pour leur part, les courants les plus novateurs de la social-démocratie ont joué un rôle décisif dans la consolidation de l’environnement aménagé par leurs concurrents. À défaut d’être toujours les plus intrépides, les formations « progressistes » ont montré qu’elles excellaient dans l’entretien du mode de création et de répartition des richesses institué au tournant des années 1980. Aussi peut-on faire l’hypothèse que, confrontées aux souffrances dont les exigences des investisseurs sont aujourd’hui la cause, elles seront à nouveau les mieux placées pour persuader les populations les plus éprouvées de prendre leur mal en patience.
Si le destin que la gauche réformiste a choisi d’embrasser n’incite guère à miser sur son avenir radieux, du moins convient-il de rendre justice à sa démarche. Ainsi soutiendra-t-on que l’apparente confusion de ses dirigeants, le malaise constamment éprouvé par ses militants et la désaffection croissante de ses électeurs ne méritent pas le mélange d’exaspération et de condescendance qui lui est témoigné dans toutes les autres cases de l’échiquier politique. Sans faire l’impasse sur les difficultés que la social-démocratie s’est délibérément imposée, il importe de reconnaître que les épreuves qu’elle traverse ne sont pas les manifestations d’un épuisement doctrinal ou d’une absence de vision stratégique mais au contraire l’inévitable revers d’un dessein longuement mûri et obstinément poursuivi.
Pour prendre conscience de l’intransigeante détermination des sociaux-démocrates, il importe d’abord de réévaluer leur bilan, soit de rappeler que, loin d’avoir seulement subi les changements structurels qui ont jalonné les quatre dernières décennies, ils en ont largement pris leur part. Encore un peu empruntés dans les années 1980, parce que l’essentiel de leur énergie est alors consacrée à repousser les soupçons d’archaïsme dont le nouvel air du temps les accable, ils se contentent d’acquiescer aux premières dérèglementations des mouvements de capitaux et par conséquent d’entériner l’émergence d’une gouvernance entrepreneuriale entièrement vouée à la création de valeur pour les actionnaires.
En revanche, la décennie suivante les trouve à la pointe de l’innovation : prospecteurs d’une « troisième voie » équidistante de la « révolution conservatrice » et du progressisme à l’ancienne, nombre d’entre eux vont notamment associer leurs noms à la mise en œuvre d’une protection sociale axée sur l’incitation au travail et à l’introduction d’une culture managériale stimulante dans la gestion des administrations publiques. Si les premières années de la guerre contre le terrorisme sont un peu moins propices aux initiatives de la famille sociale-démocrate, celle-ci offre néanmoins son indispensable caution, en s’associant pleinement à une stratégie de défense de la civilisation démocratique concurremment fondée sur la conjuration de l’obscurantisme islamiste et le relâchement des conditions d’accès au crédit.
Enfin, c’est probablement dans la seconde moitié de l’année 2008 que les membres de l’ « internationale socialiste » apportent leur contribution la plus décisive à la structuration de la modernité : car au moment où l’amoncellement des actifs toxiques détenus par les banques fait vaciller l’économie mondiale, aucun d’eux ne cèdera à la tentation d’invoquer ses anciennes allégeances idéologiques – alors même que, dans les media les moins hétérodoxes, les noms de Keynes, de Roosevelt et même de Marx reviennent en boucle – pour se désolidariser du travail de restauration à l’identique aussitôt réclamé par les amis des institutions financières.
Accréditer l’œuvre déjà accomplie par les sociaux-démocrates ne permet pas seulement de démentir les accusations de déloyauté – voire de crypto-socialisme – que certains milieux persistent encore à porter contre eux. Plus encore qu’à rétablir la vérité historique, le rappel de la collaboration passée des partis réputés progressistes sert surtout à démontrer que l’issue de la séquence actuelle dépend largement du sens des responsabilités dont ils feront preuve dans les prochaines années.
Car pour apaiser les marchés financiers sans déchaîner la colère des peuples, les organisations internationales et les gouvernements des pays développés sont plus que jamais tributaires de la loyauté de la social-démocratie. Que celle-ci persiste à apporter son soutien aux programmes d’assainissement budgétaire et de flexibilisation du marché de l’emploi qui ont aujourd’hui la faveur des experts ne suffira sans doute pas à diffuser la rage et le désarroi des populations précarisées. En revanche, seule sa solidarité avec les autres décideurs est à même d’isoler les nostalgiques d’une gauche moins accommodante et, partant, de garantir que le gonflement des protestations suscité par l’accroissement du chômage et la baisse du pouvoir d’achat favorise prioritairement les formations d’extrême droite. Or, comme ces dernières s’accordent à gager la défense de l’emploi et des services publics sur l’expulsion des immigrés et les discriminations infligées aux minorités d’origine étrangère, leurs succès électoraux sont porteurs d’alliances qui, faute de respecter toutes les règles du bon goût, présentent l’avantage de ne compromettre en rien la poursuite des politiques de redressement compétitif.
La réévaluation de leurs contributions à l’émancipation, à la sauvegarde et désormais à l’apaisement des marchés financiers ne suffit pourtant pas encore à rendre compte de la conduite des sociaux-démocrates. Saisir la portée de ce qu’ils font depuis plus d’un quart de siècle exige en outre que soient appréciés à leur juste valeur les redoutables sacrifices auxquels leurs choix les exposent. Autrement dit, une fois admis qu’ils tiennent un rôle clef dans la pérennisation des relations entre les domaines du crédit et de la production, il reste à prendre la mesure des épreuves proprement inouïes qu’ils acceptent d’endurer à seule fin de préserver l’hégémonie des prêteurs. On peut en effet affirmer qu’à la différence de leurs partenaires conservateurs, pour qui la réhabilitation du système économique ébranlé en 2008 est une entreprise politiquement profitable et intellectuellement gratifiante, les responsables progressistes n’ont strictement aucun avantage à retirer de l’éventuel succès de leurs efforts.
- Dans l’immédiat, force est déjà de constater que les mesures dont la social-démocratie assume courageusement la promotion lui valent le désaveu de leurs victimes sans pour autant lui attirer la gratitude de leurs bénéficiaires – lesquels ne cessent au contraire de lui reprocher son manque d’entrain.
- Mais en outre, de l’aveu même de ses représentants, la voie où elle est engagée relève davantage du choix de société que d’une cure temporaire. La recherche de compétitivité, dont les « progressistes » font leur antienne, est par définition un combat permanent et non le résultat d’un effort ponctuel. Aussi peut-on prédire qu’à moyen terme, la conjugaison persistante des souffrances que les sociaux démocrates refusent d’épargner aux plus démunis et de l’exaspération que leurs remords inspirent aux nantis se traduise par une fonte continue de son électorat.
- Enfin, à plus longue échéance, et sous réserve que la planète y survive, l’incidence sociale et environnementale du cap que les sociaux-démocrates s’obstinent à maintenir leur promet d’être encore plus impitoyablement jugés par l’histoire que par leurs contemporains.
Bref, loin de miser sur une validation post mortem de leurs actes, comme le font ces candidats au martyre dont la folie suicidaire défraie souvent la chronique, les héritiers lointains d’Eduard Bernstein, de Sidney Webb ou de Jean Jaurès n’escomptent ni récompense ni consolation – fût-ce dans un autre monde – pour le mal qu’ils se donnent.
Comment comprendre que des responsables politiques réputés pour leur modération – et même parfois taxés de pusillanimité – soient soudain devenus la proie de pulsions nihilistes ? Quel peut bien être le motif d’une abnégation dont nul ne saura jamais gré à ceux qui se l’imposent et qui ne produit aucun effet dont ils puissent se féliciter? Il est certes délicat de spéculer sur les raisons qui amènent une personne ou une collectivité jusque-là raisonnable à se laisser gagner par l’attrait du néant. Les frustrations qu’engendrent les reniements y ont certainement leur part, tout comme le sentiment d’injustice que fait naître l’impression de ne pas être payé en retour des révisions humiliantes auxquelles il a fallu consentir pour se mettre au goût du jour.
Reste que l’invocation de la circularité vicieuse entre la haine de soi et le mépris des autres n’éclaire jamais totalement des résolutions dont il importe également de reconnaître la cohérence interne, le parfait désintéressement et l’inébranlable fermeté. Aussi, plutôt que de prétendre percer entièrement son mystère en recourant aux ressources de la psychologie, on se contentera ici de rendre hommage à la radicalité peut-être sans précédent d’un sacrifice pour rien.