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Billet de blog 27 mai 2010

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La politique de la gauche doit se faire à la corbeille

Confrontée aux plans de rigueur que les marchés financiers entendent imposer aux États européens, la gauche est partagée entre deux positions familières mais également insatisfaisantes.

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Confrontée aux plans de rigueur que les marchés financiers entendent imposer aux États européens, la gauche est partagée entre deux positions familières mais également insatisfaisantes. Du côté de la social-démocratie « moderne », on estime qu’il faut bien consentir aux coupes budgétaires requises pour « rassurer » les investisseurs mais non sans exiger un effort compensatoire de la part des détenteurs de capitaux. Ceux-ci savent pourtant que des gouvernements tributaires des prêts qu’ils leur consentent ne sont pas en mesure de se montrer trop pressants. Du côté de la gauche « authentique », en revanche, il s’agit de secouer le joug du capital financier en le taxant et en sévissant contre les pratiques qui détournent l’argent des investissements productifs. Reste qu’une pareille option se heurte à un écueil de taille. Depuis un quart de siècle, en effet, c’est davantage aux rendements produits par l’ingénierie du crédit qu’aux profits dégagés par leur activité industrielle que les économies développées doivent la persistance de leur prospérité. Plus radicalement, les marchés financiers n’ont cessé de subventionner leur désindustrialisation.

Parce qu’il favorise les revenus du capital, au détriment des recettes publiques et de la rémunération du travail, ce mode d’entretien de la richesse s’avère particulièrement inégalitaire. Toutefois, l’accessibilité de l’emprunt, qui est son principal ressort, a permis aux dépenses des États et à la consommation des ménages de demeurer suffisamment élevées pour susciter davantage d’angoisse que de contestation: en ce sens, le néolibéralisme a bien été une forme de compromis social. Si celui-ci risque d’être entamé par la rigueur qui s’annonce, force est d’admettre qu’il le serait tout autant par des mesures fiscales et coercitives capables de desserrer l’emprise du capital financier: car aligner la valeur boursière des entreprises sur leur valeur comptable exposerait les sociétés du Nord à un brutal appauvrissement.

Est-ce à dire que l’horizon politique se résume à un choix entre une austérité inique et une purge plus violente encore ? Pour échapper à cette alternative, il importe de se souvenir que le crédit qui se façonne sur les marchés financiers n’est que l’expression de la confiance des investisseurs dans le proche avenir. Aussi, plutôt que de se demander s’il faut se soustraire ou se plier aux exigences qu’il exprime, peut-être devrait-on chercher à les modifier. Ni dictature à abattre ni contrainte à intégrer, les marchés financiers seraient alors envisagés comme un champ de bataille à investir.

Pour la gauche, s’engager dans cette voie implique de se redéfinir. Car dans l’univers fiduciaire où il lui faut prendre pied, les distinctions héritées du capitalisme industriel – entre patrons et travailleurs, secteurs privé et public – ne sont pas les plus pertinentes. La ligne de partage déterminante passe plutôt entre les détenteurs de parts (shareholders) et les parties prenantes (stakeholders) d’une entreprise. Tandis que les premiers, actionnaires et gestionnaires de portefeuilles, sont les bénéficiaires de sa rentabilité financière, les secondes regroupent celles et ceux que son activité affecte: les salariés qu’elle emploie, les consommateurs de ses produits, les fournisseurs de ses input, les contribuables des collectivités dont elle utilise les infrastructures, les populations dont elle modifie l’environnement.

Condensées dans ce qu’on appelle la « responsabilité sociale » des entreprises, les revendications des parties prenantes entrent, concurremment avec l’anticipation de son rendement, dans l’établissement de la valeur d’un titre. Sans doute leur incidence sur la confiance des investisseurs demeure-t-elle généralement

Le capitalisme industriel, expliquait Marx, s’est construit sur la fiction d’un « travailleur libre », propriétaire d’une marchandise appelée force de travail. Selon l’auteur du Capital, c’est bien l’assimilation de l’employeur et du salarié à deux négociants autonomes et désireux de vendre ce qu’ils possèdent au meilleur prix qui permet au premier d’extorquer la plus-value créée par le labeur du second. Or, tout en y repérant la condition formelle de l’exploitation capitaliste, le mouvement ouvrier ne s’est pas contenté de dénoncer ce dispositif – encore moins de réclamer la restauration de l’artisanat et du compagnonnage. Au contraire, les syndicats se sont constitués en mouvements de travailleurs libres et, à ce titre, ont investi le marché de la force de travail pour soutenir son prix et modifier ses conditions de vente. Après plus d’un siècle de luttes, c’est largement en raison du succès de cette stratégie que, confrontés à l’érosion de leurs profits d’exploitation, les détenteurs de capitaux ont gagé le maintien de leur hégémonie sur l’essor des marchés financiers. Pour contester leur empire, il convient donc à nouveau de les suivre sur leur terrain d’élection.

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