michel feher

Abonné·e de Mediapart

20 Billets

1 Éditions

Billet de blog 28 avril 2013

michel feher

Abonné·e de Mediapart

Clinique de la social-démocratie: le regard de Pierre-Yves Le Borgn'

michel feher

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Quel message adresserions-nous aux investisseurs internationaux ? » C’est par cette question rhétorique que Pierre-Yves Le Borgn’, député socialiste des Français du Benelux et membre de la commission des lois, aurait justifié l’opposition du gouvernement à la proposition de loi sur l’amnistie sociale.[1] Difficile d’imaginer une illustration plus synthétique du regard que la social-démocratie porte aujourd’hui sur le monde. Alors que ses collègues préfèrent généralement arguer qu’après le choc causé par l’affaire Cahuzac, la gauche est plus que jamais tenue de conjurer les accusations de laxisme, le représentant des expatriés de Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg a le mérite d’élever le débat : c’est pour le crédit de la France, soutient-il, qu’il convient de refuser toute clémence aux militants syndicaux.

Pour autant, il n’y a pas lieu d’insinuer que Pierre Yves Le Borgn’ éprouve plus de sympathie pour les investisseurs internationaux que pour les travailleurs qu’il ne souhaite pas amnistier. Au contraire, il n’ignore pas que les hommes et les femmes concernés par les condamnations dont il refuse l’effacement ont majoritairement voté en faveur de François Hollande, tout au moins au second tour, et il leur en sait gré. Reste que, pour un social-démocrate, gouverner consiste toujours à conjuguer ambition sociale et réalisme : quelle que soit la situation, il s’agit d’arbitrer entre des groupes d’intérêts antagonistes en fonction inverse des moyens dont ils disposent mais en fonction directe du pouvoir de nuisance de chacun. Or, en vertu de ce double critère, le président de la République et sa majorité estiment aujourd’hui que le poids relatif des syndicats ouvriers et des marchés financiers les oblige à renoncer au bien qu’ils voudraient faire aux premiers en sorte de s’épargner le mal que peuvent leur infliger les seconds.

Tout au long de son histoire, la social-démocratie est demeurée fidèle à cette méthode d’optimisation des revendications exprimées par le monde du travail. En revanche, force est de reconnaître qu’elle n’a pas toujours investi sa pratique de la conciliation du juste et du doux dans la poursuite du même dessein. Depuis le temps des premiers différends entre « réformistes » et « révolutionnaires » – controverse entre Jaurès et Guesde en 1900, ascendant des réformateurs « fabiens » au sein du parti travailliste britannique créé la même année, dissidence de Bernstein au sein du parti social-démocrate allemand en 1901, rupture entre Lénine et Plekhanov en 1903, – l’évolution doctrinale des partis sociaux-démocrates comprend en effet trois grandes périodes.

Au cours de la première, qui se prolonge jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’objectif censément poursuivi demeure le socialisme conçu à la manière de Marx, c’est-à-dire comme l’appropriation collective des moyens de production. En dépit de l’animosité croissante entre la Deuxième et la Troisième internationales, les deux organisations ne se séparent théoriquement que sur les moyens d’arriver au même but. Tandis que les partis communistes considèrent qu’à défaut d’un soulèvement encadré par les représentants légitimes du prolétariat, le capitalisme ne rendra jamais les armes, pour leur part, les formations se réclamant du socialisme démocratique estiment qu’une société débarrassée de l’exploitation de l’homme par l’homme peut naître de la succession des acquis sociaux et des succès électoraux respectivement obtenus par les syndicats et les partis ouvriers. Au-delà de leurs divergences méthodologiques, les hérauts du Grand soir et les avocats du changement graduel partagent donc la conviction qu’il est non seulement plus juste mais également plus efficace de retirer la gestion de l’activité économique aux forces du marché pour la confier aux garants de l’intérêt général – même si les uns jugent que la rationalité supérieure du socialisme justifie la suspension des procédures de la démocratie bourgeoise, alors que les autres l’invoquent comme la meilleure raison d’attendre qu’une majorité de suffrages se porte sur les partis qui s’en réclament.

La deuxième période, qui correspond aux trois premières décennies de la Guerre froide, est celle du renoncement à la collectivisation de l’appareil productif, même à titre d’horizon lointain et démocratiquement atteint. Fermement inscrits dans le bloc occidental, les sociaux-démocrates ne se contentent plus de déplorer que le régime soviétique sacrifie les libertés individuelles à l’édification du socialisme. La conjonction des pénuries, de la répression et du contrôle bureaucratique que subissent les peuples d’Europe de l’Est les persuade désormais qu’une économie entièrement administrée par l’État est à la fois intrinsèquement défectueuse et nécessairement vouée à la dictature d’un parti unique. Forte de ces nouvelles certitudes, la social-démocratie cesse alors d’envisager la protection sociale et la redistribution des richesses comme des avancées sur le chemin d’un autre type de société : résolue à endiguer le capitalisme – plutôt qu’à le supprimer – elle se reconnaît dans un État-providence dont l’intervention consiste à compenser les externalités négatives générées par la libre concurrence,  c’est-à-dire les nuisances que des transactions profitables pour les contractants causent à la collectivité, mais tout en permettant à l’économie marchande de stimuler la croissance. 

Enfin, la troisième période, qui débute avec la « révolution conservatrice » des années 1980, est celle de la dérèglementation des flux financiers dont Pierre-Yves Le Borgn’ et ses amis demeurent tributaires. On le sait, c’est en en autorisant les capitaux à circuler librement – d’un pays mais aussi d’une type d’institution financière à un autre – que les gouvernants impliqués dans l’émancipation des marchés boursiers vont habiliter les « investisseurs internationaux » à fixer les conditions d’allocation des ressources. Une fois en capacité de collecter et d’affecter l’épargne à leur guise, les bailleurs de fonds peuvent en effet réclamer des retours sur investissement quatre ou cinq fois supérieurs au taux de croissance de l’activité économique mais aussi requérir que les rendements qu’ils imposent soient protégés des aléas de la conjoncture.

Assumant que leur aptitude à satisfaire la première de ces deux exigences détermine la compétitivité de leurs entreprises, les patrons du secteur privé s’emploient à attirer les investisseurs en leur faisant miroiter une compression continue des coûts du travail, tandis que les pouvoirs public apportent leur contribution en flexibilisant le marché de l’emploi et en réduisant l’imposition du capital. Quant à la seconde requête des investisseurs, à savoir la dissociation de la profitabilité et du risque des placements, c’est d’abord l’ingénierie financière qui s’occupe d’y répondre, notamment en permettant aux courtiers en valeurs mobilières de vendre séparément des titres obligataires délestés de leurs aléas et des produits gagés sur l’éventuel défaut des emprunteurs. 

Parce que le souci d’offrir un climat accueillant aux prêteurs se traduit à la fois par une stagnation du pouvoir d’achat des salariés et par une baisse des recettes fiscales, les États veillent respectivement à différer l’expérience de l’appauvrissement en favorisant l’accès des ménages au crédit et à se procurer les fonds dont ils ont besoin pour assurer leurs services en empruntant à leur tour sur les marchés financiers. Désormais pleinement assujettis aux modalités de remboursement définies par leurs créanciers, gouvernés et gouvernants son alors amenés à envisager leurs conduites comme un « message envoyé aux investisseurs internationaux. » C’est donc pour soutenir leur cote auprès des brasseurs de capitaux – soit pour peser sur une appréciation qui varie à chaque instant en fonction des spéculations sur leur comportement à venir – que les uns doivent se montrer aussi souples que les marchés le souhaitent et que les autres doivent s’interdire toute clémence envers les réfractaires à la flexibilité.

Enfin, pour faire face aux krachs que provoque régulièrement la dissociation de la rentabilité et du risque, les responsables politiques témoignent de leur attachement indéfectible à la perpétuation du dispositif qu’ils ont créé en garantissant la socialisation des pertes encourues par les principales institutions financières. Autrement dit, si les investisseurs gagent l’étanchement de leur soif de rendement sur la précarisation des travailleurs, leur volonté de soustraire leurs paris aux retournements de conjoncture est pour sa part assurée par l’engagement collatéral des contribuables.

Décontenancés par cette nouvelle flexion du capitalisme, les sociaux-démocrates ont  d’abord tenté de conserver le même objectif qu’au temps des « Trente glorieuses » : ainsi se sont-ils évertués à présenter la levée des entraves aux flux de capitaux comme une phase à la fois nécessaire au retour de la croissance et préalable à de nouveaux progrès en termes de redistribution des richesses et de protection sociale. Toutefois, à mesure que le projet d’offrir les avantages du socialisme sans se priver du dynamisme des entrepreneurs s’est révélé inconciliable avec la gouvernance entrepreneuriale, la politique budgétaire et la condition salariale requises par les investisseurs internationaux, le parti de Pierre-Yves Le Borgn’ a progressivement renoncé à traiter le néolibéralisme en « parenthèse désenchantée ». Retrouvant l’aspiration qui animait ses pères fondateurs, à savoir minimiser les heurts provoqués par l’avènement du régime que l’on promeut, il s’est plutôt promis d’achever la mutation entamée au début des années 1980 et brièvement suspendue par la crise de 2008. Pour autant, ainsi que l’a précisé François Hollande quelques mois à peine après sa prise de fonction, cette mutation, il s’agit de la traiter comme seuls les sociaux-démocrates savent le faire, c’est-à-dire « par la négociation, dans la justice, sans blesser les plus fragiles ni les déconsidérer. »[2]

Dans la forme, le chef de l’État reprend donc à son compte les objections de Jean Jaurès à Jules Guesde – lorsque le premier mettait en garde le second contre les effets pervers d’une rupture brutale avec les protocoles de la démocratie bourgeoise. Reste qu’en substance, ce ne sont pas les structures juridiques du capitalisme libéral mais au contraire les dernières conquêtes du socialisme jaurésien qu’il se propose de solder en douceur. De même, quand le président de la République affirme que le changement qu’il s’apprête maintenant à accomplir, « (l)es autres l'auraient fait sans doute, mais brutalement »[3], il ne vise évidemment pas les tenants d’une gauche révolutionnaire, mais bien ses prédécesseurs et rivaux de droite. En résumé, là où les premiers sociaux-démocrates se promettaient de faire advenir le socialisme en minimisant les violences infligées aux rentiers et aux capitaines d’industrie, aujourd’hui, leurs lointains successeurs s’engagent à conforter l’ordre néolibéral en tempérant autant que possible les souffrances et les humiliations subies par les plus fragiles – mais aussi en protégeant la société des dommages que le refus de leur sort les conduirait à causer. Comme le rappelle lucidement Pierre-Yves Le Borgn’, il en va du message adressé aux investisseurs internationaux.


[1] Voir Lilian Alemagna : « Amnistie sociale : le coup de grâce du PS » in Libération, 24 avril 2013.

[2] Le Monde, 30 octobre 2012, entretien avec Raphaëlle Bacqué et Françoise Fressoz

[3] ibid

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.