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Billet de blog 19 février 2022

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Mali, le fond du problème

« A l'heure du départ des forces de Barkhane des bases maliennes, le Sahel sera-t-il un Afghanistan français ? » : regard du politologue Michel Galy.

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De décembre à février, la crise latente entre autorités maliennes et françaises s'est chaque jour aggravée, et pendant les deux mois avant l’élection présidentielle dans l’ancienne métropole, un incident majeur est possible. En fait, le corps expéditionnaire français Barkhane (ainsi que la force Takouba et la MINUSMA) se bat sur trois fronts : la guérilla djihadiste, la junte militaire au pouvoir à Bamako, et la société civile non seulement malienne mais panafricaine. Pourtant le gouvernement Macron n'a rien vu venir. Il croit encore un redéploiement sahélien possible et n'affiche aucun sentiment d’échec ni de formule d’autocritique.

Une généalogie de la crise peut remonter à quelques mois, mais la faillite était pour tant prévisible – et nous avons de longue date tiré la sonnette d'alarme sur les dangers de la mise sous tutelle du Mali et au-delà, du Sahel.

C'est ainsi que la visite manquée d'Emmanuel Macron, en décembre dernier restera dans les mémoires, par son affrontement symbolique avec le colonel président Goita, l'un et l'autre voulant définir le cadre et le contenu des entretiens. Mais ce rendez-vous manqué est aussi révélateur d'enjeux plus larges, presque dix ans après le début de la guerre au Sahel. Les récentes sanctions de la CEDEAO et le blocus contre le Mali représentent bien une arme internationale à double tranchant : prétendant lutter contre un régime militaire abusif, elles rendent en même temps très difficile la présence française, et même internationale, au Sahel.

Partir ou rester au Sahel? Simple, voire simpliste, cette question tabou, voire sacrilège pour le pouvoir élyséen et l’armée française, semble devenir d'une actualité brûlante, à la fois par une dégradation accélérée de la situation au Sahel et par les échéances nationales. A l'heure du départ des forces de Barkhane des bases maliennes, le Sahel sera-t-il un Afghanistan français ?

INTERVENTIONS ET DELIQUESCENCE DES ETATS SAHELIENS

Rappelons la cause lointaine de la situation sahélienne, pour mémoire : la désastreuse intervention franco britannique de 2011 en Libye qui, faisant imploser ce pays, a mené ses combattants à porter la guerre au Sahel.

La question de l’État sahélien est rarement évoquée, sinon par sa faible puissance militaire ou les utopies inefficaces du « state building » onusien. Elle est pourtant centrale dans la compréhension de la crise. Structurellement récent et faible, l’État sahélien est, par un effet pervers involontaire, affaibli par la toute puissance des machines de guerre occidentales d'un coté, et par la mise sous tutelle politique de l'autre.

Ainsi, la date d'élections maliennes ont été fixées depuis Paris, comme l'a fait François Hollande en juillet 2013, après avoir dicté au président par intérim Dioncounda Traoré les conditions de l' intervention militaire. Ainsi, la force Barkhane a l'autorisation de nomadiser par-delà les frontières à la poursuite des djihadistes, sans ce que des états sahéliens – que théoriquement on entend renforcer, aient leur mot à dire. Enfin, la politique des « deux poids deux mesures » entre l’organisation d'une succession aux allures de putsch anticonstitutionnel au Tchad, la relative mansuétude envers le tombeur d'Alpha Condé en Guinée et les condamnations tonitruantes de la « junte » malienne paraissent pour le moins curieuses et contradictoires.

Cette « déliquescence des États » se combine à une profonde méconnaissance occidentale de la géopolitique interne et des jeux de l’ethnicité. On fait ainsi silence sur les relations centre/périphérie(capitales- frontières) qui sont pourtant essentielles : une des causes profondes de la propagation des guerres nomades tient certes à la fragilité d'États aux ethnies transfrontaliers et aux frontières poreuses, mais surtout à un fort sentiment, et même ressentiment de relégation d'habitants se vivant comme des « citoyens de seconde zone » loin du cœur de l’État, la capitale. Or malgré les milliards d'euros investis, rien n'est pensé en terme de rééquilibrage des territoires, alors même que l'exode des déplacés de guerre renforce ces inégalités spatiales et sociétales.

Les explications inadéquates de « guerres ethniques », parfaitement démontées depuis un siècle par l'anthropologie et la sociologie, sont pourtant d’usage courant dans Barkhane et la Minusma, infiltrés par des « théoriciens » d'une Afrique du 19ème siècle : les guerres se perdent aussi dans un décalage permanent entre une compréhension limitée du terrain et les mouvances complexes du réel sahélien.

Il y a bien une spécificité française, qui passe inaperçue des observateurs parisiens, mais qui nécessite de lire la presse européenne et africaine pour s'en apercevoir rapidement  : la France a une place archaïque en Afrique sub saharienne. On imagine mal la Grande-Bretagne, ou a fortiori un autre pays européen, intervenant militairement ou guerroyant verbalement avec les roitelets, leaders ou adversaires africains à longueur d'année.

Dix ans de guerre au Sahel ont été engagés - il en faudrait encore trente à venir si on écoute attentivement les analystes militaires. C'est bien connu, mais à l'étranger : nul ne sera étonné si Angela Merkel, entre autres, a refusé un renforcement du corps expéditionnaire français, avec des soldats allemands sous commandement français. L'européanisation de la guerre ne marche pas et a peu de chances de marcher.

CONFLICTUALITE ET GEOPOLITIQUE

D'autant que Paris et Bamako jouent à un jeu très délicat de déstabilisation réciproque, qui augurent mal des relations à venir. La géopolitique du conflit sahélien ne se résume pas à une vision occidentale manichéenne, Wagner contre Barkhane, Moscou contre Paris. Si les enjeux des forces d'intervention sont bien là pour le moment, la présence américaine, en quelque sorte en embuscade géopolitique, ne doit pas être ignorée. Sur le plan régional, la sourde opposition du géant nigérian et de la Côte d'Ivoire influe sur la zone CEDEAO, tandis que l 'Algérie a toujours considéré le Sahel comme une zone d’influence - toute prête à se substituer à Paris en cas de retrait, en éventuelle alliance avec la Russie.

La spécificité du monde arabo-musulman piège les occidentaux dans d'absurdes alliances : si depuis vingt ans Qatar et Arabie Saoudite sont à la source des problèmes sahéliens par un appui financier au wahhabisme conquérant, quelle absurdité pour les dirigeants français d'aller les solliciter pour le financement du G5 Sahel - cette fausse bonne idée!

Enfin, une sorte de concaténation des guerres nomades explique en profondeur des situations complexes et nuancées, différentes non seulement selon les États et régimes sahéliens, mais aussi selon l’ethnicité et ses conflits à l 'échelle locale Ainsi au centre du Mali ce n'est pas seulement l'extension des menées de la Katiba Macina qui est inquiétante, mais son « inculturation », en quelque sorte, son enracinement dans les conflits séculaires mais à nouveau instrumentalisés entre Peulh et Dogons.

Si l’objectif individuel d'un djihadiste peut s'exprimer en termes religieux - autour de la charia notamment, les rares études sur les repentis, comme ceux de Boko Haram ou d'Aqmi, montrent de jeunes aventuriers matérialistes, entre motos et kalachnikov, qui ne sont pas sans rappeler les dérisoires héros de Kourouma dans son fameux ouvrage « Allah n'est pas obligé ». Ces « petits minitaires »2 d'une société devenue nomade et guerrière.

Y-a-t-il une place pour des intellectuels indépendants? Encore trop inaudible, le chercheur Gilles Holder3 a pourtant réfléchi de manière pertinente à l'islamisation de l'espace public au Mali, à la place de l'imam Dicko et à celle d'un autre modèle d’État- alternatif à celui qui a échoué : une base politologique à des négociations de paix ? De quel droit par exemple les gouvernements occidentaux empêcheraient-ils des négociations avec Iyad Ag Ghali, alors, qu'une « solution à la malienne » est bel et bien une alternative qui permettrait un retrait dans la dignité plus qu'une fuite dans le déshonneur, selon le contre-modèle afghan.

AU RISQUE DU CHAOS

A son échelle, la France calque ou transpose ses solutions militaires des modèles américains : de la résistible « conquête des cœurs et des esprits » aux modèles anti -insurrectionnels - qui ont échoué. Ou bien par le « Surge », renforcement temporaire des effectifs, qui n'a pas marché. La « sahélisation » (comme ailleurs on a dit « vietnamisation ») via l’armée fantôme du « G5 Sahel », ou l’internationalisation du conflit par européanisation via la force Takuba et la politique d'Aide de l'U.E - qui ne sont guère concluants ; du recours aux forces spéciales et aux assassinats ciblés par drones interposés ;et maintenant le repli sur la « zone des trois frontières » (Mali, Burkina, Niger) où les analystes militaires voyaient une tentative de territorialisation djihadiste et aujourd’hui une « bascule » sur l'Afrique de l'Ouest « utile » : celle des capitales, des gisements stratégiques comme l’uranium d'Arlit, et des riches pays côtiers comme la Côte d'Ivoire.

Hélas, la guérilla djihadiste se joue des frontières et nomadise. Par exemple actuellement au centre Mali la Katiba Macina allant attaquer la frontière ivoirienne ou béninoise, sur fond d'inégalités et de paupérisation des zones périphériques, contrastant toujours plus avec l'insolente richesse des élites corrompues des capitales et la surpuissance des forces occidentales.

Pourtant la situation peut dégénérer , comme on l'a vu en d'autres périodes électorales, dans une violente « gestion par le chaos » , selon l'expression de Naomi Klein, et à l'aide d'un coup de force militaire. Si la junte malienne a des adeptes sur les réseaux sociaux, elle est relativement coupée des partis politiques classiques maliens, surtout depuis ce qu'Emmanuel Macron a sévèrement appelé un « deuxième coup d’État », refusant un gouvernement civil et des échéances électorales proches. Elle s'est aussi éloignée de l'influent Imam Dicko et d'une partie du MI5, qui ont porté par la rue les prétoriens au pouvoir. Les décisions de sanctions par la Cedeao isolent encore plus le Mali, qui peut encore compter sur l'appui de la Guinée et de la Mauritanie, et bien sûr comme auparavant sur les transferts de la diaspora et l’intensification des échanges informels aux frontières.

Dans ce scénario catastrophe, l'extérieur peut chercher un glaive pour accomplir un « coup » , comme ailleurs et autrefois le renversement de l’incontrôlable Dadis Camara en Guinée. Et nul doute que les « conseillers » militaires ou mercenaires russes serviraient alors d'assurance-vie aux putschistes, dont le pouvoir est plus fragile qu'il n'en a l’air, combattu par les djihadistes en interne, les relais français de la CEDAO à l’extérieur.

Si le camp de Kati est la source de leur pouvoir, à 30 km de Bamako, la puissante base de Barkhane à Gao et ses 1200 soldats surarmés (sans parler des 3000 soldats du corps expéditionnaire français et de ceux qui peuvent être rapidement amenés sur zone, d’Abidjan ou d’autres bases françaises), les 12000 hommes de la Minusma feraient rapidement la différence en cas d' affrontements, d’autant que l’aviation française et onusienne surclasse de loin les quelques aéronefs maliens.

Si nul n'en parle ouvertement, cette situation étrange de « ni paix ni guerre » entre la junte et les forces internationales peut-telle durer? Mais un coup de force inopiné ne serait il pas une victoire à la Pyrrhus ? Un coup d’État téléguidé à Bamako, même paré des oripeaux d'une légalité internationale de façade, ne laisserait aucun doute sur son origine réelle  : les activistes et même les populations ouest africaines survoltés risqueraient alors de remettre en question l'ensemble de l'emprise française, intérêts économiques et ressortissants compris.

Fait nouveau, l' agitation virtuelle passe dans le réel : ainsi de la rocambolesque épopée , en novembre dernier, du convoi militaire français qui montait par la « voie royale » d'Abidjan vers Gao, harcelé par les civils rameutés par les réseaux sociaux à partir de rumeurs fantaisistes, et qui s'est affrontée à la population , notamment au Niger, au prix de deux morts et deux blessés graves, sans que les responsabilités en soient bien établies. Il va sans dire que la montée de ce ressentiment , de cette violence croissante envers le contingent français, et par extension onusien, rendrait toute présence extérieure difficile, voire impossible.

Ainsi, sauf chute rapide d'importants territoires lors d'attaques djihadistes ou menées de la jeunesse sahélienne envers les forces et les intérêts français, ni départ total ni poursuite décennale de la guerre ne sont pour le moment prévus pour l'ensemble du Sahel. Nos adversaires connaissent aussi nos faiblesses et nos échéances : nul besoin d’être grand clerc ou prophète de malheur pour supposer que les semaines avant l'élection présidentielle française risquent d’être agitées - et des décisions difficiles pourraient être prises dans l’urgence, à l'échelle du Sahel mais aussi de l'Afrique de l'Ouest. Mais redéployer les forces françaises vers le Sud et le Golfe de Guinée est plus facile à dire qu'à faire. 

Comme en Ukraine. En un sens, les deux conflits sont liés : les provocations verbales russes d'un coté, de l'autre la fuite en avant de la junte vers des décisions nationalistes, enfin la radicalisation de l'opinion publique malienne, mettent en péril la sécurité et même le ravitaillement de Barkhane et de la Minusma au Mali. D’ici quelques jours, une négociation globale doit aboutir, ou on assistera à une explosion de violence aux extrêmes : une guerre qui ne dit pas encore son nom. Avant les échéances présidentielles françaises s'ouvre donc une période difficile : celle de tous les dangers.

Michel Galy, auteur de « Guerre à l'Afrique ? », Grotius, septembre 2012.

(1) Amadou Kourouma, « Allah n’est pas obligé », Seuil, 2002

(2) Ken Saro Wiwa, « Sozaboy (pétit minitaire) », Actes Sud, 1985.

(3) Gilles Holder, « l’Islam, nouvel espace public en Afrique», Paris, Karthala, 2009.

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