L'analyse littéraire n'a pas grand-chose à voir avec l'analyse de la personne. Elle décrypte les symptômes inconscients qui se font jour dans les déclarations ou écrits. Chez Cohen et Benin, les symptômes provoqués par le traumatisme de leur circoncision sont apparus dans leurs écrits, bien qu'ils aient tous deux pris conscience de leur handicap et se soient dressés publiquement contre leur mutilation. Leur prise de conscience ne signifie pas qu'ils n'ont pas été profondément affectés par leur traumatisme amnésié, lequel s'est manifesté à leur insu, dans un comportement pour Cohen, dans trois erreurs pour Benin. Cohen et Benin sont les deux grands exemples (cas princeps) de la haine inconsciente (compulsion de vengeance) générée par la circoncision. Cette compulsion est bien évidemment une des grandes causes de l’excision.
Agé de 9 ans à la mort de son père, Cohen y a réagi de façon primaire, inconsciente, seulement déchiffrable par la psychanalyse. Il a effectué un rituel névrotique par lequel il s’est vengé de sa circoncision sur un nœud papillon symbolisant le pénis du défunt :
"Je suis allé dans son placard et ai trouvé un nœud papillon tout fait. JE NE SAIS PAS POURQUOI J'AI FAIT CELA, je ne peux même pas le comprendre maintenant, MAIS J'AI COUPÉ UNE DES AILES DU NŒUD PAPILLON et j'ai écrit quelque chose sur un morceau de papier - je pense que c'était une sorte d'adieu à mon père - et je l'ai enterré dans un petit trou dans la cour arrière. Et j'y ai mis cette curieuse note... Ce fut juste un divertissement en réponse rituelle à un événement impossible".1
Ses mots d'adulte : "une réponse rituelle" ne font pas allusion à un rituel de deuil, comme il le croit, mais au crime rituel. Victime de l’amnésie traumatique qui frappe les bébés mâles juifs, l’enfant était inconscient de sa mutilation ; mais son inconscient, sa mémoire traumatique, dirait la psychiatre Muriel Salmona, s’en souvenait amèrement.
Plus tard, il a intellectualisé sur la circoncision ; dans une lettre de 1960 à sa sœur, il prit une position amère, mêlée d'humour, consciente de l'infirmité qu'il compara à une drogue, mais, cette fois-ci, il s'en prend à la communauté :
"J'oublie même parfois que j'appartiens à une race inférieure. Ses trucs se comparent très favorablement au haschisch grec. Le Twist est le plus grand rituel depuis la circoncision – et là [le All-nighter club à Londres], vous pouvez choisir entre le génie de deux cultures. Pour moi, je préfère le Twist." 2
Sa façon d'opposer la circoncision et l'antisémitisme au plaisir de la danse montre qu'il considère la circoncision comme un rituel barbare responsable de l'antisémitisme.
Sa chanson "Story of Isaac" pourrait faire allusion à la circoncision :
"Vous qui construisez ces autels
pour sacrifier ces enfants
vous ne devez plus le faire."
Dans son poème "Takanawa prince hotel bar" (2006), écrit au Japon, pays totalement étranger à la circoncision, il se lance dans une longue plainte contre la barbarie religieuse en lui opposant avec insistance la circoncision du cœur de Moïse :
"… Glissant dans les 27 Enfers
de ma propre religion, ma propre douce
sombre religion de religion ivre
mon genou fléchi de Poésie mes robes de chambre
mon bol mon fléau de Poésie
ma circoncision finale après
la circoncision de la chair
et la circoncision du cœur
et la circoncision du désir
de Revenir pour être Racheté
pour être Lavé pour être Pardonné De nouveau
la Circoncision Finale la Finale
et Grande Circoncision -…
…O Poésie ma Circoncision Finale…
…Je saigne sans douleur
De la Circoncision Finale Informe".
Dans sa magnifique chanson "L'anathème" contre les mutilations sexuelles des deux sexes3, écrite en réaction à mon article Mutilations sexuelles et ordre moral4, Morice Benin, de façon tout aussi inconsciente que Cohen, se venge, de sa mère cette fois-ci, à travers deux erreurs de son couplet sur l'excision. En voici le texte tel qu'il me l'a envoyé :
"Non seulement le corps de l’enfant ne nous appartient pas mais…
son sexe nous appartient moins encore !" Françoise Dolto
"Le sexe de l'enfant apparaît bien comme un enjeu de possession,
un symbole de soumission." Simone Veil
Anathème
Petit juif de la diaspora
On t’a coupé l’bout du pénis
Pour signer ton appartenance
Au peuple élu, divin, viril
P’tit musulman de la Kasbah
C’est la même césure qui te guette
Tout le troupeau, dévots d’Allah
Croit se purifier par ce geste
Aussitôt nés, déjà la guerre
Petits mâles hurlant leur douleur
Arrachés au sein de vos mères
Par tous ces pères inquisiteurs
Agneaux livrés en pâture
A ces bourreaux, ces potentats
Sanctifiés par le Talmud
Missionnés par la Sunna
Petit juif de la diaspora
P’tit musulman de la kasbah
T’as pas le choix !
Et pour la fillette africaine
A mille kilomètres de là
C’est le temps de subir sa peine :
Excisée pour devenir femme !
Sa mère la sacrifie docile
Au diktat du groupe puritain
L’entaillant de tout son plaisir
Sexe poubelle dans ton écrin
Ce sont les femmes qui te font ça
Perpétuant la tradition
Protégeant leur état d’esclaves
Femmes nées dans la soumission
Comment s’étonner que plus tard
Certains mâles devenus grands
Deviennent ces violeurs incurables
Se vengeant inconsciemment
Entretenant la haine
De cette violence originelle
Marquée dès la petite enfance
Incrustée au fond de leur chair
De leurs sexes virginités
Au cœur de l’être :
L’anathème…
Le bébé juif, l’africaine
Le garçonnet de l’Islam
Seront-ils victimes éternelles
De ce patriarcat sans âme ?...
Où nous pousse le délire
De ces temps de perdition
Le pouvoir ronge le fruit
La folie tient lieu de raison
L'humanité s'enlise
Ainsi nos tours de Babel
Attisent la haine, le fiel
Guerre sainte contre sainte guerre
Inversent le mal et le bien
Respirer est un défi
Le pardon l'unique sentence
Nos âmes cherchent prise
Au filet d'une existence
Et murmurent une oraison
Ainsi s'écouleraient nos vies
Dans la traversée d'un désert
Aveugles en quête d'un cri
Qui percerait le sommeil
Paroles et musique : Morice Benin, Août 2014, avec l’éclairage d’Hervé Bertaux-Navoiseau »
La première erreur, à propos de la fillette africaine, est énorme ; elle paraît culpabiliser les petites filles :
"c'est le temps de subir sa peine"
La deuxième : "sexe poubelle dans ton écrin", poubellise tout le sexe au lieu de condamner le fait d'en jeter une partie à la poubelle.
D’une part, cela a quelque chose d'insultant pour les excisées.
D’autre part, l’expression renvoie aussi directement à la circoncision. Le prépuce aussi est jeté à la poubelle. Selon la logique de l’inconscient, la partie pour le tout ; Morice accuse inconsciemment sa mère de l’avoir considéré lui-même comme un déchet (Rosemary Romberg-Weiner1 souligne que les humaines ont perdu le réflexe canin de protection de leur progéniture).
La troisième est une erreur de raisonnement ; le viol n’"entretient" bien évidemment pas "la haine de cette violence originelle", tout au contraire. Au lieu d’"entretenant la haine de cette violence originelle", Morice aurait dû écrire "reproduisant la haine de cette violence originelle". Nous sommes en présence d’une illustration de la remarque d’Alice Miller que le traumatisme peut entraîner la paralysie de la pensée.
Sa circoncision a pu traumatiser Goldman mais sa réaction est positive :
"L'acier qui nous mutile du satin,
"Nos blessures inutiles au lointain,
"Nous ferons de nos grilles des chemins,
"Nous changerons nos villes en jardins."
Jean-Jacques Goldman (Il suffira d'un signe)
1 Quote from Remnick D. Leonard Cohen makes it darker, The NewYorker, 17 octobre 2016.
http://www.newyorker.com/magazine/2016/10/17/leonard-cohen-makes-it-darker
2 Cohen L. in a letter to his sister (1960). In Simmons S. I'm your man: The life of Leonard Cohen.
3 Benin M. L’anathème. https://www.youtube.com/watch?v=ZnZEM0CGQXs&t=76s
4 Bertaux-Navoiseau M. Mutilations sexuelles et ordre moral (problématique et concepts de base de la lutte contre les mutilations sexuelles).
5 Romberg-Weiner M. Male circumcision as a feminist issue. http://www.noharmm.org/feminist.htm
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