Chapitre I (suite)
J’ai donc passé près de quarante années dans un métier pratiqué par des pisseurs d’encre, des vendus, des parasites et des empêcheurs de tourner en rond. Je n’en ai pourtant aucun regret et je ne sache toujours pas avoir jamais été acheté, même s’il ne m’a pas échappé, surtout dans les années passées à couvrir la rubrique politique, qu’on tentait à mon égard bien des approches douteuses. J’ai souvenance d’avoir ainsi surpris un jour, dans un hôtel beaunois où devait se tenir une conférence de presse du FN, un des leaders du parti lepéniste dire à haute voix à un de ses amis et à mon propos : « Il ne boit pas, ou plus ; si on essayait les femmes ? »
Inutile de vous dire que dès qu’une voix ensorceleuse ou une jupe un peu trop courte saisissaient mes sens, je me plaçais systématiquement en position de repli, au moins de méfiance. Il est aussi vrai que mes méfaits politiques se sont produits en des temps où la tactique FN consistait à lancer dans les cantons ou les circonscriptions de jeunes élégantes, si possibles anciennes miss, dont le galbe et les sourires décourageaient d’avance toute velléité de philosophie politique. À mes débuts, j’aurais bu la tasse sans coup férir si pareilles tempêtes avaient submergé mon timide esquif de plumitif. C’est d’ailleurs pourquoi on ne me lança pas dans ce western avant que ma gâchette ait acquis un minimum de réputation et que mes cheveux aient quelque peu blanchi sous le harnois sociétal. J’avais d’ailleurs débuté par la reine des rubriques, la « chronique musicale », et ne la lâchai jamais qu’elles qu’aient d’ailleurs pu être mes autres fonctions au long des années et des tribunes qui me connurent dans le métier. J’aurais, là aussi, beaucoup à dire : à la fin des années 60, on eut retardé la rotative pour ne pas rater la critique (écrite sitôt le rideau du concert baissé) pour être disponible, encre à peine sèche, au lever des musiciens comme des auditeurs. Aujourd’hui, début de siècle de tout progrès et de jeunisme attentif, on peut attendre six ou sept jours avant de lire, encre défraîchie, un vague compte-rendu d’un concert important.
J’ai aimé la critique musicale … parce que j’aimais la musique, que j’adorais fréquenter les artistes musiciens dont je savais la fragilité, et que j’aimais encore plus l’exercice littéraire qui consistait à « donner à entendre par les mots » ce qu’on avait pu manquer en n’allant pas écouter le programme en question. J’y ai gagné – car le bon critique que je tenais à être tenait à se former en permanence tant sur le plan musicologique que sur celui de la sensibilité auditive – une toute petite notoriété dans le monde fermé de la musique dite savante. J’y ai surtout gagné un bonheur égoïste d’entendre autant de musique que je voulais, classique ou contemporaine, baroque ou romantique, de chambre ou lyrique. Je n’ai qu’occasionnellement éreinté tel ou telle, et je ne l’ai fait qu’en visant l’institution ou la programmation, jamais les artistes eux-mêmes.
J’avais pourtant, là aussi, mal commencé. Mon rédacteur en chef, en ces temps lointains où un rédacteur en chef ignorait encore ce que pouvaient signifier rock ou pop music, avait cru bon, un soir de 1966, de m’envoyer assister à un « récital » du nommé Hallyday, prénom Johnny, dont les gazettes avaient déjà fait une idole en ces années où elles finirent pourtant toutes par tomber. J’étais, si je me rappelle bien, dans les coulisses à côté de la bête, bardé d’un énorme « 6/6 » affublé lui-même d’un flash digne des films de Renoir, lui-même relié par un fil noir en accordéon à une énorme batterie qui pendait le long de mon épaule. La bête ânonnait des complaintes si bruyantes que mes connaissances mozartiennes ne m’étaient guère utiles en la circonstance et je la vis jeter soudain une chemise – plus serpillière que liquette d’ailleurs – à la foule de jeunes égéries dépoitraillées qui délirait sur les fauteuils et au balcon d’un vieux théâtre à l’italienne qui n’avait évidemment pas été conçu pour cela.
Dans le journal, je racontai cela sans ambages. L’idole, qui avait sommeillé à l’Hôtel de la Cloche, alors le nec plus ultra de l’hôtellerie dijonnaise, appela le Journal qui avait lors pignon sur place presque en face, et promit de venir illico me faire ma fête. Je n’en menai pas large, je l’avoue, à peine rassuré par les braves ouvriers du Livre qui, au rez-de-chaussée, avaient préparé des barres de plomb pour fortifier mes défenses. Et le Journal fut, dès le lendemain, assailli de lettres féroces, analphabètes et sans nuances, qui me vouaient aux gémonies : « Si ça se trouve, m’écrivait ainsi un yéyé, tu es bâti comme une bouteille de Sylvaner et tu n’oserais pas l’enlever, toi, ta chemise, ah, ah ! » Bref : Le Bien Public, sous la pression populaire, fut contraint de publier, dans la semaine qui suivit, deux pleines pages de « lettres de lecteurs », la page de gauche me condamnant à mort, la page de droite me louant d’avoir osé dire tout haut que cette « musique de sauvage » n’avait rien à voir avec de la musique. J’en sortis penaud, fâché avec une sœur hallidayenne, mais auréolé d’une gloire populaire qui mit deux générations à décroître !
En matière musicale, je me cantonnai sagement , par la suite, au Quatuor Manfred ou à l’Orchestre philharmonique de Berlin. Quant aux femmes, j’eus le temps de découvrir qu’il n’y avait pas qu’en politique qu’elles pouvaient être affriolantes et qu’elles savaient mener, quand il le fallait, les journalistes par le bout du nez.
(A suivre)