MALICES POLITICIENNES
Le journaliste est – et doit toujours être – un peu idiot. Les bonnes questions sont toujours les plus stupides, car leur naïveté même oblige l’interlocuteur à se livrer. Attaquons toujours un homme politique, me disais-je, par une ineptie, c’est la meilleure façon de le désarçonner et d’obtenir de lui plus qu’un discours obligé. Les très grands ne sont pas dupes et, de toute façon, feront toujours et diront toujours ce qu’ils veulent et rien d’autre.
Charles Pasqua ou Edgar Faure étaient de cette race des seigneurs devant qui le plus fin des journalistes y perdait le moral. Le second venait un jour d’écrire un livre intitulé La Banqueroute de Law et j’avais à l’interviewer pour le compte de la télévision (FR 3 de l’époque). Tandis que nous sommes maquillés, charmant, il me demande ce que j’ai prévu de lui demander. Je lui sors une batterie de questions, du genre « auriez-vous pris Law comme ministre des Finances quand vous étiez président du Conseil ? ». Il regarde le réalisateur et, de sa lippe zozottante :
– Nous disposons de combien de temps ?
– Sept minutes, pas plus.
Nous voilà installés devant les caméras et sous la lumière des projecteurs, aveuglants encore dans ce studio de la rue Hoche. L’émission commence et je pose ma première question. Edgar Faure répond, digresse, raconte, détaille, romance et éblouit. Puis, s’arrêtant juste six minutes et cinquante-neuf secondes après avoir commencé, me regarde et dit avec son célèbre cheveu sur la langue :
– ça vous va comme ça ?
Il ne faut donc jamais préjuger de ses forces, ces hommes-là sont des anguilles et leur esprit de finesse fait merveille dès que des micros se tendent ou que des caméras s’allument. Nous avons, un jour de 1998, tous cru que Jean-François Bazin, président sortant de la région de Bourgogne et qui venait de voir échouer sa réélection … par le jeu des voix FN, avait lui aussi ce don de la répartie qui colle le journaliste :
– Je les laisse à Vichy, moi je pars à Londres !
Homme excessif et souvent maladroit en politique, Jean-François Bazin a eu l’honnêteté d’avouer le lendemain – car ce joli propos avait fait le tour des radios et journaux nationaux – que la dite phrase n’avait jamais été prononcée … par lui-même.
Même entre eux, les hommes politiques savent aussi se surveiller, se flairer, se mesurer. Un soir de 1997, au conseil municipal de Dijon, François Rebsamen, leader de l’opposition, arrive et, passant devant moi, me glisse que ce soir, il a l’intention de tout dire ce que les socialistes ont sur le cœur à propos du coût « pharaonique » de l’auditorium que Robert Poujade, maire, fait construire à Dijon. Le dossier « auditorium » avait le numéro 89 dans l’ordre du jour. Patiemment, j’attends qu’on ait voté des kilomètres de bitume et des tonnes de sel, baptisé trois rues et émis sept vœux, et le dossier 89 arrive.
– Y a-t-il des questions ? demande Robert Poujade
– …
Le silence répond. On passe à la question suivante. François Rebsamen se lève alors – il aimait s’accorder des pauses pour aller fumer une cigarette – et, passant de nouveau devant moi, se penche et répond à mon regard interrogatif :
– Je ne pouvais rien dire ce soir : le maire est en forme !
–
Et pour ceux qui savaient, comme le futur maire, ce que voulait dire « le maire est en forme », la prudence de l’élu valait médaille de sagesse politique. Parce qu’un maire en forme, comme Robert Poujade pouvait l’être, c’est une défaite par K.O. assurée pour le téméraire qui se risquerait à le titiller. La flèche revient plus vite qu’elle n’est partie. Pour ne pas l’avoir compris, combien se sont tués politiquement et combien, du camp du maire, y ont perdu un poste d’adjoint ou de simple réélu !
À SUIVRE