CHAPITRE 5
ÉTRANGE VISITE À MATIGNON
Il faisait beau, en mars1995, ce jour-là, précisément. Un soleil insolent dorait les feuillages à peine verts du jardin touffu sur lequel donne l’une des larges fenêtres de l’hôtel Matignon. Les trois journalistes dijonnais n’en menaient certes pas large en arrivant rue de Varenne, les services du Premier ministre leur ayant fait savoir que M. Balladur n’aurait que cinq petites minutes à leur consacrer, l’affaire Schuler-Maréchal et un petit malentendu avec les USA donnant du fil à retordre au chef du Gouvernement de cohabitation.
Le garde républicain de faction à l’entrée de l’hôtel nous héla pour la forme. Nous déclinâmes l’objet de notre visite.
– Allez-y, dit le gradé sans nous demander une quelconque justification de notre identité.
Nous allâmes benoîtement dans la cour pavée jusqu’à l’entrée où un huissier nous fit monter au premier étage. Puis nous introduisit dans le bureau du Premier des ministres. Silence pesant, à peine troublé par les borborygmes émis par celui qui devait être Edouard Balladur – en tout cas, celui-là lui ressemblait à s’y méprendre, même jabot, même luxe vestimentaire – et qui touillait dans un verre une mixture extraite d’une boîte de comprimés et hoquetait à ne pas pouvoir parler.
Nous voilà assis en cercle autour d’une table basse tout près de la fenêtre derrière laquelle le printemps gazouille comme dans la Symphonie pastorale de Beethoven. Le Premier nous rejoint. Nous dévisage. Me met la main sur le bras et se penchant, penaud :
– Si ça se trouve, et si je ne suis pas élu, vous ne viendrez même plus me poser des questions.
– …
– Si, si… Oh, si !
– …
Yvon Mezou se pince les lèvres et prend un air détaché. Jean-Louis Pïerre regarde le bout de ses souliers vernis. Je suis rouge de confusion.
– La Bourgogne, dit, songeur, le candidat à l’Élysée, savez-vous que ma femme possède des vignes en Mâconnais ?
– …
– Ah ! oui, je crois que Poujade appelle à voter pour moi : je lui ai promis cent millions de l’État pour son auditorium.
– …
Nous étions venus pour cinq minutes. Nous y étions encore cinquante minutes plus tard, sans qu’un huissier ou un conseiller ne se soit décidé à interrompre un entretien que nous pûmes, heureusement, conduire quand même à son terme. Edouard Balladur s’était à plusieurs reprises levé, avait ouvert, puis refermé, la fenêtre. Inquiet. Préoccupé. Les sondages étalés sur son bureau indiquaient en effet ce jour-là une nette remontée du candidat Chirac et l’affaire Schuler tombait on ne peut plus mal. Quand nous sortîmes, gênés et éberlués par ce que nous venions de vivre, nous ne parvînmes même pas à saluer deux ou trois ministres et l’ambassadrice des États-Unis qui faisaient impatiemment antichambre.
À contrario, notre visite à l’hôtel de ville et à Jacques Chirac fut d’un sérieux et d’une gravité rares. Le candidat, devant le micro d’un petit enregistreur posé sur la table basse du gigantesque bureau du maire de Paris, nous livra un véritable programme social (la « fracture ») et un catalogue audacieux de profondes réformes du système éducatif.
Dommage que la bande de notre enregistreur ait été, au sortir de cet entretien au sommet, et malgré nos efforts techniques, totalement effacée…
À SUIVRE