Michel Huvet

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Billet de blog 6 avril 2009

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NOCTURNE (SCÈNE 2)

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Pièce en un acte et trois scènes

II.

Une chambre d'hôtel fonctionnelle. Un lit et une table à droite. Appliques murales. Coin salon à gauche, seulement éclairé par la lune qui arrive par la large fenêtre. Nuit.
Henri est assis à la table et lit un manuscrit.

HENRI.– Pas le choix, il faut finir ce travail. Au moins le relire. (Le téléphone sonne près du lit. Il se lève et va répondre). Allo ? ... Lui-même... Ah ! Tiens, c'est vous ... Décidément, vous me suivez à la trace ! ... Oui, je lui avais dit de vous donner le numéro... Mais non ... Quand ? Demain matin à la première heure ? Mais c'est du vice, vous êtes un tortionnaire, pas un éditeur, à moins que ce ne soit la même chose ! ... Bon, oui, bien sûr ... Je vais vous étonner : j'étais même en train de le relire et de le corriger.... Oh non, pas très original, mais bien coçu dans sa banalité pour le public le plus large, car tous nous sommes concernés, ciblés comme vous dîtes... Une autobiographie, et puis quoi encore ? ... Je n'en suis pas encore au dernier message... Oui c'est cela, bonsoir, et à demain, ok...
Il revient s'asseoir en silence, allume une cigarette et lit. Pendant ce temps, l'un des fauteuils de gauche tourne lentement sur lui-même et la lune laisse apparaître Julie, assise jambes croisées, toujours vêtue du ciré noir, froide et désirable à la fois. Et immobile.
HENRI.– (Il lit).– "Il ne fait aucun doute que l'image du pacte diabolique n'a rien perdu de sa puissance. L'âme est aujourd'hui trop atrophiée pour ne pas céder à la première sollicitation de Méphisto dont les termes sont et seront toujours les mêmes : une hypothétique future damnation contre une nouvelle jeunesse, tout de suite, hic et nunc". (Il se lève et réfléchit). Goethe, Schiller et tous les autres ont-ils eu seulement une enfance, des jours heureux, des matins de montagne au parfum de lait chaud ? (Un temps. Il poursuit sa lecture). "La soif de puissance, de richesse, de conquête est aussi une illustration d'éternité et si l'on freine au bout de la route, c'est moins par peur du précipice fatal que par désir de se retrouver au carrefour de tous les possibles. Faust, notre frère... Faust, noch und immer"...
JULIE.– (Elle le coupe).– Noch und immer ! ... Traduction ?
Il la regarde, stupéfait, pétrifié par cette voix claire et soudaine. Il va appuyer sur le bouton de la lumière. Il la reconnaît et reste un moment à la regarder. Elle n'a pas bougé.
HENRI.– (Après un long temps). – Mais qui êtes-vous ? Que faîtes-vous ici ? Comment êtes-vous entrée ?
JULIE.– Immer un noch, encore et toujours.... (elle sourit) Je ne sais qui je suis, ce que je fais et comment j'ai pu entrer ici. Mais vous m'intéressez avec votre précipice fatal et votre carrefour des possibles ! Faîtes voir votre manuscrit...
HENRI.– Ah ! mais non ! Et puis d'abord expliquez-vous, que voulez-vous, et pourquoi ...
JULIE.– (le coupant).– J'ai froid.
HENRI.– Mais c'est complètement insensé, ce n'est pas possible... Et puis d'abord, comment êtes-vous entrée ici, vous m'avez suivi depuis la gare, c'est ça, hein ? Mais je ne vous connais pas, moi !
JULIE.– Vous me connaissez très bien mais vous ne voulez pas le reconnaître. Je vous dérange, alors ?
HENRI.– ... Non... mais avouez que vous avez de singulières méthodes... Je suppose que vous avez quelque chose d'important à me demander pour agir de la sorte... Je pourrais appeler, vous chasser, porter plainte...
JULIE.– Vous ne le ferez pas.
HENRI.– Ah ! ça vous n'en savez rien et vous me connaissez mal. Enfin quoi, il est tard, il fait nuit, je suis à l'hôtel, je travaille, et il faudrait que je trouve votre présence normale, que je vous offre le thé et que nous bavardions comme de vieux amis. C'est trop invraisemblable. (Un temps. Il se calme). Comment vous appelez-vous ?
JULIE.– Julie, si vous voulez. (Elle tremble)
HENRI.– Vous n'en avez pas l'air très sûre... Peu importe, on voit de telles bizarreries aujourd'hui... À n'y plus rien comprendre. Bon, alors, Julie, voilà : vous allez quitter ce lieu, j'oublierai vous avoir vue, trempée, pâle, muette ou presque, et je n'en parlerai à personne. J'ai à faire, beaucoup à faire...
JULIE.– Moi aussi.
HENRI.– Mais alors, dîtes quelque chose... Que puis-je pour vous ? (Il la regarde). Venez au moins vous réchauffer, vous avez l'air transie. Enlevez votre ciré.
JULIE.– Je ne peux pas. (Elle se lève).
HENRI.– Mais pourquoi ? Allez-vous vous expliquer à la fin ?
JULIE.– Le temps presse et il n'a que faire de mes cheveux mouillés. Il se pourrait bien que ce que nous avons à nous dire ne puisse plus beaucoup attendre. (Elle baisse le ton). Et puis arrêtez de dire que vous ne me connaissez pas. Est-ce que nous ne sommes pas de vieux amis . Il y a tant d'années que nous nous sommes rencontrés que je connais très bien le goût de la soupe au cresson de votre enfance, les dangers que vous avez courus en jouant au rugby, en traversant les rues sans regarder autour de vous, en fumant pendant des années jusqu'à l'asphyxie. (Un temps. Elle est très près de lui). Est-ce que je ne sais pas tout de vous, Henri ?
HENRI.– Arrêtez...
JULIE.– (Léger accent allemand de plus en plus accentué).– Est-ce que par hasard vous auriez oublié ce petit matin blafard de la guerre où vous avez sauté sur une mine ? Une petit effort : revoici l'hôpital de Mayence, presque détruit aux trois-quarts et que nous avions réussi à remettre dans un état très provisoire de fonctionnement. Vous étiez installé dans l'aide sud, avec les Anglais, et vous n'étiez pas toujours très sage avec vos infirmières !
HENRI.– Mayence ... Oui, je me disais aussi... (Il transpire, s'assied).
JULIE.– Ah ! Il n'y en avait jamais assez pour vous tous, un pansement ici, un médicament là, et la barbe à raser, les lits à refaire... Et les promenades, quand les alertes cessaient, jusqu'au Rhin gris, bouillonnant, sale comme le monde sale de cette époque-là. (Elle va servir deux verres au mini-bar et revient). Prenez votre tisane, monsieur le Français... Comment l'appeliez-vous, déjà, votre infirmière ?
HENRI.– (Un temps. Il la regarde, fasciné).– Comment pouvez-vous savoir tout cela ? je ne l'ai écrit dans aucun livre, je ne l'ai raconté à personne. (Un temps). Die Zau-ber-mäd-chen... Mais ce n'est pas possible, vous avez l'air si jeune, et tout cela date de près de trente ans, c'est de la folie !
JULIE.– Mais non, il n'y a que la logique qui soit vraiment folle, Henri, pas la patience ! Et moi, j'ai su attendre. Je suis peut-être la fille de votre Zaubermädchen, de votre "fille enchantée" d'il y a trente ans, allez savoir... Peu importe, non, puisque nous nous reconnaissons ? Hier, ce rendez-vous fut manqué, il ne le sera peut-être pas cette fois-ci... C'est vous qui le disiez tout-à-l'heure, "une nouvelle jeunesse hic et nunc"... Vous faîtes un drôle d'écrivain, vous savez ! Vous voilà revenu à Faust, à son mythe, à son pacte, et vous espérez adoucir votre dernier bout de chemin avec une référence aussi éculée ! Mais c'est riidicule, tout est tellement ridicule... Il n'y a de vrai que ce moment, ici, maintenant, il n'y a de vrai que vous et moi à cette heure de la nuit...
Elle s'agenouille, pose sa tête sur les genoux de Henri. On entend monter la musique d'un quatuor de Schubert.

JULIE.– Écoutez, Henri, comme c'est beau, calme, vrai...
HENRI.– (Il lui caresse les cheveux).– Mais pourquoi, pourquoi ? Qu'est-ce que tout cela signifie ? Et d'où vient cette musique, d'où vient que personne d'autre ne vous ait vue, ni à la gare, ni dans le train, ni ici ? Et pourtant vous êtes là, je vous touche et vous m'avez parlé... (Un temps. Musique).– Je me sens si las... Je voudrais comprendre... La tête me tourne, Zaubermädchen, je voudrais...
JULIE.– Chut !....
Elle lève la tête vers lui, se redresse, lui tend ses lèvres. Il l'embrasse. La pluie redouble. Henri écarte le ciré, dénude les épaules et le laisse retomber sur les reins de Julie. La musique continue.

NOIR.

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