CHAPITRE 1, SUITE ET FIN
Numéro de carte : 24 624. On se moquait de moi, en ces temps reculés, avec ce « gros » numéro quand les « vrais » journaleux, les « vieux » du BP – ainsi appelait-on Le Bien Public que j’ai connu aussi sous les noms de Chien Public, de Rien Public voire de... Cause du Peuple dans un courrier reçu en septembre 1968 et sur l’enveloppe duquel un facteur affranchi, et qui avait dû être gréviste en mai, avait écrit : « Voir Bien Public ? » – les anciens, donc, arboraient des 6 543 voire des 5 804 qui faisaient baroudeur, cheval de retour, en tout cas revenu de bien des choses.
C’était Pierre, cœur d’or et actes bourrus, qui tordait à 45° les volants des Renault Gordini dont le journal gratifiait bien imprudemment ses journalistes à une époque où le rédacteur en chef demandait au garagiste si sa 4L avait « trois ou quatre vitesses » et me demandait à moi, en me prêtant un disque « Beethoven » de petit format, si c’était « un 33 ou un 45 tours » ? Ce même Pierre, photographe, qui, dans des colères mémorables, réussissait à plier en seize une plaque de « glaceuse » et baptisait Dortenchiant l’évêque compassé ou le recteur inamovible, j’ai oublié lequel.
En ces temps antédiluviens de la presse régionale, époque bénie où la télé n’avait pas encore manipulé les consciences jusqu’à les rendre grégaires et plates, on avertissait le lecteur des dernières nouvelles par des affichettes copiées à la main et suspendues haut sous le hall du Journal où les travailleurs sortant des usines et des bureaux s’arrêtaient un instant « pour savoir ». En ces temps du « plomb », et des interminables listes de personnalités ajoutées en longues colonnes au bas des articles, en ces temps où l’on écrivait « M. le chanoine Kir » ou « M. le président des Anciens Combattants » – j’ai été effectivement choqué la première fois que j’ai lu, dans le BP, qu’on appelait le maire de Dijon simplement « Robert Poujade » ou le préfet Igame « Jean Chapel » – en ces temps lointains, donc, où l’on travaillait parfois seize heures par jour sans se plaindre, on avait le goût d’une plume alerte, narrative et volontiers critique.
J’ai souvenir que, justement pour les funérailles du bon chanoine, en avril 1968, alors que tout Dijon allait descendre dans la rue, foule jamais vue depuis la Libération le 11 septembre 1944, mon rédacteur en chef me demanda de suivre les cérémonies et cortèges, d’oublier les discours que des confrères plus huppés auraient à analyser, et de me contenter de « laisser parler mon cœur ». Ce que je fis avec une fabuleuse délectation, noyant les yeux des Dijonnaises de larmes non feintes, faisant sonner des glas lugubres sur les toits de la ville grise et effondrée, entraînant le lecteur sur les vanités des destinées humaines, et admirant une dernière fois ce maire mort en fonction à l’âge de 93 ans. Un mois plus tard, je mettais cette même plume au service des récits hauts en couleurs des longs défilés de grévistes et syndiqués qui s’approchaient, en mai, des grands soirs rêvés.
Les plumes sautillaient sur le papier. Car on écrivait à la plume – ou au stylo pour les plus jeunes – en interlignant largement et capitalisant les noms propres tous les articles, compte-rendus, interviews, titrailles et autres éditos. Comme j’avais abusé, au printemps 1968, des libertés « trotskystes » à la mode en publiant dans la page « Campus Actualités » – que j’avais inventée avec mon compère Patrick Moreau qui est encore, à l’heure où j’écris ces souvenirs, directeur des publications du Figaro pour l’étranger – un sacrilège article avec photo sur Daniel Cohn-Bendit dit « Dany le Rouge », on m’avait versé en surnuméraire au service dit des « IG » (Informations générales) sur lequel régnaient superbement Maurice de Valence et Hervé Jouanneau. J’allais m’y illustrer en osant, là encore, bâtir la « Une » du 15 juillet 1968 (la première page) avec deux titres sur 4 colonnes en ouverture, l’un rendant compte du défilé du 14-Juillet avec un général De Gaulle régénéré depuis le 30 mai, l’autre de la rencontre historique qui venait d’avoir lieu, à Pékin, entre Mao Tsé-Toung et Richard Nixon. Eh ! bien, cela ne se faisait pas, on ne mettait pas Mao sur le même plan que le Général… On me reversa donc – ainsi allaient les stages rémunérés de cette époque où n’existaient pas encore les écoles de journalisme et où ce métier s’apprenait sur le tas – au service des reportages, un vrai bonheur d’aller ainsi chaque jour à la rencontre des petits et des grands de cette région, d’un crime crapuleux à une assemblée générale des Poilus, d’un défilé des Fêtes de la Vigne à une aubade des Trompettes Dijonnaises voire à une exposition d’aquariophilie.
Le « bêtisier » du Journal, tenu lui aussi par Maurice de Valence, pouvait ainsi grossir au fil des mois. Le Journal de Saône-et-Loire avait écrit, par exemple : « Son chapeau sur la tête et sa canne à la main, il marchait allègrement sur ses 80 ans ». J’adorais. J’en redemandais. Sans me douter que j’en commettrais moi aussi, des bourdes, au long des années. Le journaliste travaille trop vite, et s’il n’a « pas toujours le temps de faire court » – d’autant qu’à mes débuts, pigiste, j’étais payé à la ligne, d’où la tendance a étirer le récit jusqu’à des longueurs insupportables – il a le tort de ne pas prendre celui de se relire. Une sténographe m’apporta un soir l’éditorial de René Prétet – dicté par un téléphone sans doute grésillant, ainsi allait la vie d’avant Internet – qui racontait la catastrophe aérienne dans laquelle le chef des Armées françaises, le général Ailleret, avait perdu la vie – où je lus ce titre incompréhensible : Nos Zéélandais. Ayant quelques doutes sur la réceptivité auditive de la sténographe, j’appelai quand même l’éditorialiste au téléphone en m’excusant de ne pas comprendre grand chose à ce titre énigmatique qui eut dû être, à ce qu’il me dit logiquement : Nos ailes en deuil.
La plus grave des sottises m’arriva en fin de carrière, en un temps où le numérique devait prémunir la presse de toute erreur : logiciels de presse préformatés, montage des pages automatique ou presque, photos intégrées dans les espaces réservés, bref l’idéal. Ce jour-là, en bas de page, je présentais la nouvelle équipe dirigeante du PS en Côte-d’Or, avec photo ainsi légendée : « la nouvelle équipe dirigeante de la fédération départementale du PS ». Or que représentait la photo ? Une suite de wagons de marchandises barrés dans leur largeur de ces mots peints à la hâte : « Tas de fumiers ». Allez, ensuite, faire comprendre cela à Michel Neugnot, nouveau premier secrétaire départemental, qui s’étonnait de pareil traitement et se refusait évidemment à croire au hasard des mises en page électroniques… Le plus drôle – si on ose cet adjectif – fut que, dans la même page, sur la moitié supérieure, dans un article consacré au Salon de l’Agriculture, la photo représentait les dirigeants du PS avec cette légende : « Arrivée des trains de fourrage dans les gares parisiennes ».
No comment, comme on dit en franglais.
(À SUIVRE)