CHAPITRE 5, suite
L'INCONSCIENT DES ÉLECTEURS
Au début de mon mandat journalistique en politique, et sans doute parce que je sortais de vingt-cinq ans de critique dramatique et musicale, je jugeais les élus et les chefs de parti comme je jugeais les cantatrices ou les comédiens : charisme, habileté à faire coller superbement la forme et le fond, art de savoir rebondir quelles que soient les situations. Il y avait les bons (Soisson, Poujade, Rocard, Billardon, Chevènement, Joxe, Laguiller, et plus près de nous Carraz, Berger…) et les moins bons (…).
Puis je me mis à l’analyse politique et m’aperçus que les règles dramatiques s’appliquaient mêmement au jeu politique. Je « sentais » une salle, un courant, une dynamique. Je courais donc la campagne pour rencontrer sur le terrain tous les candidats des élections cantonales, flairer le hiatus ici ou, là, le consensus au-delà des clivages politiques, dépister le « hic » et débusquer, dans le programme, le « vent ». Certains m’en firent compliment. D’autres ne me ratèrent pas si mon pronostic ne se vérifiait qu’à demi. Je fis donc deviner à mes lecteurs d’incroyables défaites – entre autres celle du docteur Lavault à Saulieu (battu par Anne-Catherine Loisier, qui n’avait que 25 ans, au mitan des années 90) – et de tout aussi improbables victoires – telle celle de François Rebsamen aux élections municipales de 2001 – qui me valurent bien des inimitiés.
Une « loi » m’apparut au fil des soirées électorales passées à déchiffrer les résultats : qu’un courant d’opinion se dessine durant une campagne, même pas défini en termes programmatiques, et que rien n’empêchera – contexte local, personnalité et implantation des candidats – que le résultat soit identique à Saint-Jean-de-Luz et à Lille, à Dijon et à Palavas-les-Flots. Je songe par exemple aux législatives de la dissolution, en 1997. Chacun des candidats « chiraquiens » ou « RPR » a perdu dans cette affaire une moyenne de 1 500 voix : selon que cette perte les faisait ou non passer en dessous des 50% au second tour, ils étaient, ou non, battus. C'était, et c'est toujours, aussi simple que ça !
C’est ainsi qu’à Dijon, dans la 1ère et la 2e circonscription, Robert Poujade et Louis de Broissia échappèrent au naufrage qui engloutit, ailleurs, leurs collègues. Le second ressentit d’ailleurs cette victoire à la Pyrrhus avec une acuité telle qu’il démissionna un an plus tard pour s’aller réfugier au Sénat. En revanche, du côté de la III° circonscription, et parce qu’il n’avait pas le même « matelas » d’avance, le docteur Brenot dût laisser son siège à Roland Carraz. Ainsi les fluctuations électorales pèsent-elles sur les résultats législatifs, quelles que soient par ailleurs les qualités intrinsèques des candidats. La politique, en démocratie, et surtout en médiacratie – comment appeler autrement la société dans laquelle les médias nous ont plongés malgré nous ? –, obéit à des règles non écrites, subliminales devrais-je dire, et les états-majors des partis ont beau se triturer les méninges, conseiller à celui-ci de tirer sur l’immigration ou à celui-là de pourfendre le libéralisme, toujours ils sont battus par l’inconscient des électeurs.
Il ne sert donc à rien à ceux-ci de s’en prendre, à l’heure des décomptes, des pleurs et des grincements de dents, au malheureux journaliste politique qui n’aura fait, en expliquant ces phénomènes, que son travail : informer le citoyen de ce qui se passe réellement. Et même si la « loi », dont tous sont victimes, vaut surtout pour des scrutins nationaux (législatives surtout), on en observe les effets lors de scrutins plus vastes (européennes) ou plus restreints (municipales). À Dijon, lors des élections municipales de mars 2001, il était patent depuis novembre 2000 qu’un courant se dessinait en faveur de François Rebsamen et que Jean-François Bazin « ramait » derrière. Là encore, il n’est pas difficile de constater que la foule anonyme se rend plus volontiers aux meetings de l’un plus qu’à ceux de l’autre ; cette année-là, il n’était pas difficile de constater, de même, que seuls se rendaient aux réunions de « JFB, Allez Dijon ! » des femmes et des hommes dûment encartés et qui ne s’étaient déplacés que parce qu’ils s’étaient sentis obligés de répondre par l’affirmative au carton d’invitation envoyé par le parti… Alors que de l’autre côté, la foule des curieux de tous bords était là, bien au-delà des frontières gauche-droite. Mais le dire, mais l’écrire, c’était impossible, et l’on se rabattait sur de coûteux sondages.
À SUIVRE
Photo : François Rebsamen, élu maire de Dijon en 2001