Michel Huvet

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Billet de blog 9 février 2009

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MÉMOIRES D'UN PISSEUR D'ENCRE (XV)

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CHAPITRE 5, fin

MISE AU PLACARD

Au fond, la fréquentation quotidienne de l’univers politique, national, régional et local, durant douze ans – je travaillais alors soixante-dix heures par semaine, étant aussi chef de la rédaction locale de Dijon et responsable du Journal du Dimanche … et l’on verra plus loin combien j’en ai été bien mal récompensé –, m’a permis de rencontrer, partout, des gens passionnants, des hommes dévoués au vrai bien public, des femmes tout entières attachées à changer la vie de leurs concitoyens les plus démunis.
J’ai croisé aussi des arrivistes ignobles et des prétentieux grotesques. Des Trissotins dont les couloirs de certaines assemblées sont hantés. Et je précise : à gauche comme à droite, aux extrêmes comme au centre, la bêtise et la suffisance n’ayant pas de place attitrée dans les hémicycles. Ceux-là, en tout cas, on les oublie vite, comme les oublient très vite les électeurs qui n’aiment pas être floués. Ceux qui se croient investis en politique de droit divin (j’en ai connu) comme ceux qui y parviennent à coups d’échecs et donc de persévérance, tous en tout cas n’existent que par le jeu de la démocratie, ce régime qui est incontestablement « le moins mauvais » qu’aient inventé les hommes. Qu’ils en profitent, qu’ils en abusent, c’est tristement humain. Mais je crois pouvoir dire que ceux-là sont réellement très minoritaires. J’ai surtout croisé des champions du jeu politique, des acrobates de la session de nuit, des stratèges de l'amendement. Ils sont fascinants. Les observer, les regarder gérer des sessions délicates et obtenir des retournements de votes est comparable à l’art de l’acrobate ou du trapéziste de haut vol.

Robert Poujade utilisait les mots, flattait un opposant – quelquefois en latin ! – en renvoyant durement l’élu de son camp à revoir sa copie, ce qui avait pour effet de gagner, sinon le changement de vote, du moins une neutralité bienveillante de l’élu d’opposition. « Quel dommage que vous soyez communiste, vous feriez un tellement bon adjoint ! » dit-il un jour à Marcel Yanelli en pleine séance publique. Jean-Pierre Soisson citait, lui, Julien Gracq ou Charles le Téméraire, mais jonglait aussi avec les procédures. Appliquant machiavéliquement la loi dite « du 49-3 régional », il avait besoin d’être minoritaire lors du premier vote budgétaire début 1999 et il demanda à ses propres troupes de … s’abstenir lors du vote à bulletins secrets : médusés, les FN ne virent pas le piège et le dit budget n’obtint que leurs six ou sept voix ! Cette manœuvre sidéra la France entière. Débarquant au conseil régional de Rhône-Alpes quelques mois plus tard – les élus rhône-alpins avaient obtenu la démission du président Charles Million, accusé lui aussi d’avoir été élu avec les voix du Front National, mais ils n’arrivaient pas à dégager une nouvelle majorité –, je fus ainsi interpellé par le ministre socialiste Jean-Jacques Queyranne :
– Vous êtes de Bourgogne, c’est bien, me dit-il avant d’ajouter avec humour : vous ne pourriez pas nous prêter Jean-Pierre Soisson quelques jours pour que nous sortions de notre impasse ?
En tout cas, si j’ai découvert, en suivant la vie politique, les coulisses des puissants et les casinos des pouvoirs locaux, j’ai essayé d’en faire largement profiter mes lecteurs. J’ai même inventé une rubrique (dominicale) intitulée Sous-entendus qui finit par être très attendue des lecteurs … mais surtout des hommes politiques, petits ou grands, qui ont toujours peur que les journalistes en disent trop de ce qu’ils savent. Mais qu’ils soient une fois pour toutes rassurés : la France n’est pas les USA et le droit de la presse ici n’est pas le même que celui de là-bas : aucune chance pour que dans un journal français, on trouve exposée une histoire comme celle arrivée entre le président Clinton et une stagiaire de la Maison Blanche.
La vie privée, en France, reste privée. Les journalistes côtoient les femmes, les maîtresses, les petits amis parfois, des hommes politiques, mais dans leurs articles, rien, pas un mot. Et ils faut qu’ils soient à l’article de la mort pour qu’on se décide à évoquer leur fin possible, sinon probable. La grave maladie dont souffrait Roland Carraz en 1999, on n’en a parlé dans nos colonnes qu’à quelques semaines du décès de cet homme politique hors pair, de ce républicain socialiste, de ce ministre du Tourisme et de l’Enseignement professionnel – il le fut tour à tour –, de ce député et maire de Chenôve qui eut changé complètement la donne politique dans l’agglomération au début des années 2000 s’il avait survécu.
Ma disgrâce journalistique commença d’ailleurs avec la maladie qui frappa l’ancien ministre : il avait grossi sous l’effet des médicaments en juin 1999 quand Jean-Pierre Chevènement vint l’entourer lors de l’inauguration de cette annexe du commissariat de police que les deux hommes avaient tant voulu. À voix basse, en chuchotant, les amis de Roland Carraz, sa fille aussi, nous firent comprendre « off » qu’il était très malade (le pancréas). Pas une ligne, bien sûr, ne fut publiée là-dessus. Jusqu’à ce dernier conseil municipal, fin octobre, où lui-même annonça qu’il ne pourrait présider le prochain conseil « pour raisons de santé ». Au Bien Public, un nouveau pouvoir s’était mis en place à la Rédaction, et ce pouvoir-là voulait m’écarter de l’entreprise et, d’abord, de la politique (« trop à gauche » !). Sachant que Roland Carraz n’allait pas bien, et par pur scrupule professionnel, je me rendis ce jour-là à la mairie de Chenôve « pour voir ». Je fus affolé de voir le maire souffrant au-delà du supportable.
Quand je revins au Journal, la réunion des chefs de service n’était pas achevée : j’y fus aussitôt accueilli par des airs narquois, des mines de conspirateurs et un Jean-Louis Pierre me disant qu’on me cherchait partout, que la police lui avait dit que Carraz était mort et que, bref, je n’avais pas fait mon travail et aurait dû être le premier à le savoir. La colère me prit, je retournai à Chenôve, me plantai devant Roland Carraz qui terminait son conseil municipal, décrochai mon téléphone portable, appelai mon rédacteur en chef, prêt à lui passer aussitôt le « mort » Roland Carraz qui se trouvait, bien vivant, devant moi. C’est lui, à l’autre bout du fil, qui raccrocha.
Je compris ce soir-là que le sort du malheureux député maire de Chenôve servait de prétexte à de tristes desseins : j’en eus honte pour ceux qui se livraient à de pareils chantages et le fil ténu qui maintenait liés ma passion journalistique et celle de l’entreprise se brisa d’un coup dans le brouillard du soir qui nimbait d’écharpes mélancoliques les hautes tours de Chenôve.


À SUIVRE

Photo : Roland Carraz

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