CHAPITRE 2
J’ai toujours affirmé que le journalisme ne s’apprenait pas dans une école. On est journaliste ou ne l’est pas. Le reste s’apprend sur le tas, en exerçant ce délicat métier, et l’on progresse à deux conditions : une armature universitaire de bonne consistance, doublée de connaissances diverses mais essentiellement historiques, juridiques et philosophiques, et une honnêteté intellectuelle irréprochable. Par parenthèse, la fameuse « objectivité » journalistique est pure invention de ceux qui ont de bonnes raisons d’avoir peur de la presse et elle est, intrinsèquement, tautologique entre les mains du « sujet » que sera toujours, et quoi qu’on fasse, celui qui tient la plume.
Le bagage du bon journaliste, outre qu’il se remplit lentement, au fil des années et des expériences, est ainsi composé d’éléments variés et très disparates : d’acquis, de réflexes, de relations, de connaissances plus approfondies de certains domaines, de capacités d’écoute et de mémoire, de fulgurances de l’observation, d’archives et de dossiers bien tenus, enfin d’une double curiosité (de concierge autant que socratique). Sans cet arsenal, il lui serait difficile de faire face aux programmes de travail démentiels imposés par les rédacteurs en chef et de constituer des réseaux d’informateurs propres à lui fournir, sinon du scoop (c’est rare), au moins de l’inattendu et de la « première main ».
Dans ce métier, on n’est jamais assez nombreux. Sous payés, c’est bien connu (ne vous fiez pas aux stars télévisuelles qui abusent du travail des autres pour, hommes troncs, engranger des fortunes au prétexte qu’on voit leur bobine), taillables et corvéables à merci, capables d’une autocensure extensible à souhait, mais trop peu nombreux, c’est une évidence. La masse salariale n’est jamais trop grosse pour tout ce qui concerne les services de publicité, les gestionnaires et autres surnuméraires des étages supérieurs, mais elle est toujours « suicidaire » en ce qui concerne la Rédaction, cet état dans l’état, cette usine à gaz composée de flambeurs appelés « journaleux » et dont tout directeur a un jour rêvé de pouvoir se passer.
« Faites faire ça par un pigiste ou par un correspondant » vous dit-on quand la charge est à l’évidence insupportable. Et le débat est clos. Chef de service ou simple reporter, le journaleux en question devra trouver le temps de courir la campagne dès l’aube. Exemple ? 7 h 30 : ouverture de la pêche à la truite ; 9 h : assemblée générale des sous-officiers de réserve ; 11 h : réception à la mairie ; 15 h : exposition artisanale dans un canton situé à l’autre bout du département (les collègues d’agence sont ailleurs, absents, malades ou en congé) ; 17 h, enfin quelque chose qui concerne votre service : conférence de presse du Parti des Travailleurs à Chenôve… Tout cela devant être rédigé, relu, corrigé, légendé (les photos), et transmis … en début ( !) d’après-midi quand les secrétaires de rédaction prennent leur service.
Ajoutez à cela un courrier à ouvrir et à trier, des appels téléphoniques de gens qui sont persuadés que, de toute évidence, vous n’avez qu’eux à penser ce jour-là, des enquêtes en instance pour lesquelles vous avez pris un ou deux rendez-vous que vous casez tant bien que mal entre ceux du « programme », des articles à rédiger qui datent de plusieurs jours… Sans oublier l’inattendu, ce véritable sel du métier : un accident grave à l’heure du bouclage, un tremblement de terre (ça arrive plus souvent qu’on ne croit), la mort d’une « personnalité » pour laquelle la nécrologie (si elle n’est pas préparée d’avance) s’impose, une réunion de votre service car il en faut bien aussi, une manifestation d’agriculteurs, un cadavre qui flotte sur le lac Kir, des voitures incendiées dans un quartier « de non droit » comme on dit chez les politiques pour être correct, quand ce n’est pas une catastrophe aérienne au Nicaragua dans laquelle, évidemment, sont impliqués quelques Bourguignons.
En fait, les journalistes seraient, ou auraient été suffisamment nombreux, si n’était apparu, au milieu des années Giscard, un nouveau métier, celui de secrétaire de rédaction, un « cul de plomb » disent les mauvaises langues, un journaliste dûment encarté en tout cas, et dont le travail consiste à … faire celui qu’exécutaient les travailleurs du Livre au temps béni des morasses et des linotypes. Heureuse époque où l’on aimait d’ailleurs rester le soir au Journal, descendre au « marbre » se salir les doigts et lire à l’envers des pages en train d’être « montées » par des professionnels de la pince et du cul-de-lampe. On vous livrait, le moment venu, des épreuves (les morasses) obtenues en encrant la forme achevée : un coup de brosse sur une feuille de papier mouillé et vous pouviez relire la page, y dénicher des erreurs ou des fautes, et l’ayant signée, passer à la maquette grossière de la suivante.
Les secrétaires de rédaction ont longtemps fait – font encore – un travail de doublure. Certes la maquette et la hiérarchie de l’information demeurent de la responsabilité journalistique, mais elles étaient tout autant respectées au temps des morasses qu’elles le sont aujourd’hui par des petits marquis de la Presse qui transforment vos titres, suppriment un paragraphe ou une photo, rendent petit ce qui était important et majorent des informations au gré de leur fantaisie ou de leur paresse à penser la page qu’ils ont en charge. Cette maquette à laquelle ils aboutissent, emplie d’articles ainsi promis à l’édition de droit divin, est la plupart du temps non achevée, sans photos, quasiment démontée sur l’écran même où elle avait pris forme, pour que les « ouvriers du Livre » puissent la rebâtir et la compléter.
Les petits marquis sont évidemment des journalistes mieux payés que les autres, leur responsabilité étant énorme, vous l’avez compris. Comme ils ignorent à peu près tout du sujet que vous leur amenez, qu’ils ont doctement concocté une vague esquisse de journal du lendemain lors d’une réunion chez le rédacteur en chef – « Tu connais la dernière histoire belge ? Sais tu que le sous-préfet de X a une nouvelle maîtresse ? » sont les sujets les plus fréquemment débattus lors de ces réunions où dominent le rire gras voire salace, la fumée de havane et le bruit d’une télé que personne ne regarde –, ils estimeront en général (exception faite pour le fait divers ou la politique, toujours prioritaire surtout si elle émane de la droite républicaine) que votre article « peut attendre », que vous n’avez « visiblement pas pris le temps de faire court » et que vous avez transmis tout cela bien trop tard.
(À SUIVRE)