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Billet de blog 12 février 2009

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MÉMOIRES D'UN PISSEUR D'ENCRE (XVI)

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CHAPITRE VI, début

LE CHANCELIER ET LE MAIRE REGNANT

Le harcèlement et les humiliations, surtout venant de personnes aussi incompétentes que faibles, n’ont jamais entamé mon enthousiasme de journaliste et mon désir d’offrir au lecteur le meilleur de ce que je pouvais savoir. Chroniques, reportages, interviews, rien ne m’a jamais rebuté, et le plaisir d’écrire était à chaque fois la récompense de journées harassantes. J’avais passé six années de bonheur professionnel au Progrès – comme chef de la rédaction locale des Dépêches aux côtés de Charles Marquès et c’est évidemment cela qui me fut le plus reproché, même et surtout quand le Progrès devint propriétaire, via la société Delaroche, du Bien Public.
Évidemment, j’avais acquis trop d’expérience, j’avais bâti en Côte-d’Or et en Bourgogne, trop de réseaux pour qu’on se débarrasse de moi sans autre forme de procès. Parce que le système des copains et des coquins fonctionne tout aussi bien à Dijon qu’à Paris, parce que le patronat de la presse cherchait désespérément depuis deux décennies « comment faire taire les journalistes », parce que les lecteurs – Dieu soit loué ! – pesaient encore un peu sur la direction des journaux en les obligeant à mettre les formes dans leurs censures – jamais apparentes, on appelle d’ailleurs ça l’autocensure obligée –, je pouvais survivre dans mon placard doré et reconstruire envers et contre tout une légitimité journalistique.
Au fond, j’ai voulu être libre et, à l’intérieur du système de répression subtile et de muselage discret mis en place sans vergogne dans les rédactions, et j’ai même pu m’en donner à cœur joie. J’avais un avantage sur les vizirs prêts à renier leur père et leur mère pour être califes, je n’enviais pas leur chimérique pouvoir. Comme, de toute façon, personne au journal ne lisait vraiment … le journal, je pouvais poursuivre ma tâche en usant d’arguties stylistiques et de prose à double sens, sachant que les lecteurs, eux, lisaient, et comprenaient même les doubles ou triples sens. L’expérience m’avait appris que personne n’est si redoutable qu’on veut bien le dire et que, fut-ce devant les plus grands de ce monde, on peut toujours tenter la question qui fâche.
J’ai souvenance d’avoir aimé, sans méchanceté, troubler le jeu officiel des rapports toujours balisés entre décideurs et journalistes. À Monaco, fin des années 70, on se retrouva une dizaine face au chancelier fédéral allemand de l’époque, Helmut Schmidt. Les questions étaient toutes les mêmes et tournaient sempiternellement autour des fusées Pershing et de l’Ostpolitik. Quand mon tour arriva de poser une question, je pris mon élan :
– Monsieur le Chancelier, vous êtes le chef du gouvernement allemand : n’êtes-vous pas choqué de vous exprimer en anglais devant des journalistes français ?
Après un court silence, deux regards courroucés vers des conseillers surpris, le chancelier répondit qu’ainsi allait le monde aujourd’hui dans les relations internationales et l’on passa à une autre question. Mais, plus tard, tandis qu’un cocktail réunissait tout ce petit monde médiatique, un conseiller d’Helmut Schmidt vint me trouver et me dit, en allemand :
– Le chancelier voudrait vous voir.
Je le suivis. Helmut Schmidt, charmant, me demanda pourquoi je lui avais posé pareille embarrassante question puis finit par me dire qu’après tout il allait falloir effectivement prendre des mesures pour qu’un effort soit fait en faveur du français dans les écoles allemandes. Puis il m’avoua ne savoir dire que « champs élyssées » et ne parler qu’en allemand avec Giscard lors de leurs fameuses parties d’échecs.
Toujours avec les Allemands, j’eus l’occasion de me trouver invité à la table du président du land de Brandebourg, à Potsdam, lors de l’un des nombreux séjours que j’effectuai à Berlin après la chute du Mur. Le Brandebourg d’aujourd’hui, c’est en gros la Prusse d’hier. Alors, quand le (charmant) président socialiste (PSD) du Land me proposa de reprendre du dessert, je ne pus m’empêcher de lui glisser en souriant :
– Je veux bien en reprendre, ma grand-mère me disait toujours : mange, mon petit, c’est toujours ça que les Prussiens n’auront pas !
Un lourd silence s’ensuivit. Puis, intelligemment, le grand homme sut s’esclaffer et terminer ce déjeuner dans l’évocation d’anecdotes diverses liées aux guerres qui, si longtemps, opposèrent nos familles respectives dans le passé. Il vaut toujours mieux parler franchement, on y gagne souvent des amis et nos articles s’enrichissent ainsi de connivences humaines qui, quoi qu’on en dise, font le principal intérêt des articles qu’on offre aux lecteurs. Les Prussiens ayant souvent été les premiers occupants de la France (et de Dijon), en 1871 comme en 1940, j’appliquais ainsi, même à Potsdam, la fameuse loi de proximité chère à Maurice de Valence.


À SUIVRE

Photo : la porte de Brandebourg à Berlin

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