CHAPITRE 2, SUITE
Dans l’univers assez impitoyable d’une rédaction – dira-t-on suffisamment le miracle que représentent néanmoins la réalisation, la fabrication, l’édition et la diffusion quotidiennes d’un journal ? –, le métier est malgré tout passionnant, parce qu’il permet chaque jour la rencontre de personnes de tout milieu et de toute provenance, parce qu’il implique une activité sans cesse sur la pointe du présent, parce que, surtout, il donne au journaliste l’occasion de faire partager par sa plume les émotions et les décors, les citations et les faits qui concourent au récit d’un événement, fut-il le plus minuscule au regard de l’Histoire ! Plus que la radio – de loin le médium le plus « confidentiel » – et beaucoup plus que la télévision qui ne donne que du brut sans recul, la presse écrite établit entre le lecteur et l’article qu’il lit une de ces connivences que le journaliste, précisément, se doit d’entretenir.
Dans les domaines où j’ai le plus sévi au cours de quatre décennies – les cérémonies militaires, la musique et l’opéra, l’actualité religieuse, la politique – j’ai eu des moments de vrai bonheur à raconter, rapporter, décrire, analyser, proposer. La règle d’or est de ne jamais partir blasé sur un événement, fut-il le « marronnier » le plus éculé, type Foire aux andouilles et aux cornichons de Bèze ou Fêtes de la Vigne de Dijon. Entendre des jeunes stagiaires se plaindre de « n’avoir fait que de la merde » en traitant de tels sujets m’a toujours causé un chagrin immense : aucun sujet n’est mineur, aucune personne n’est négligeable et on peut revenir d’un tel reportage la musette pleine de projets d’articles, de reportages, d’interviews à réaliser le moment venu.
Mon premier rédacteur en chef, Jean Vachet, outre qu’il savait vous obliger à acquérir des réflexes d’observation en vous envoyant flâner dans la rue de la Liberté et en ramener obligatoirement trois ou quatre scoops, m’a fait comprendre ça un jour où j’avais boudé le banquet des anciens combattants de 14-18 : « C’est une évidence qu’il faut y assister, c’est là que, au détour de conversations, vous apprendrez à connaître les gens et c’est bien le diable si vous n’en ramenez pas plein d’idées pour le Journal ». Le même Jean Vachet m’avait aussi envoyé, à mes débuts, « au Tastevin », c’est-à-dire à un chapitre de la Confrérie vineuse la plus célèbre du monde, qui siège au château du Clos-de-Vougeot le samedi soir au printemps et en automne. « Je ne vous mets rien au programme de dimanche matin, vous comprendrez pourquoi ». Il est de fait que le non habitué ne revient pas de son premier « tastevin » indemne : la tête lui tourne et l’accumulation dans l’estomac des deux vins blancs, des trois vins rouges et du champagne – non consommés avec modération – le rend effectivement inapte à un lendemain matin de fraîcheur et de disponibilité !
Heureux temps de cette presse tout entière emplie des échos de ce que les lecteurs, qui ne peuvent être partout, sont friands de savoir ! De ces journaux remplis des événements du week-end, des parfums de l’opérette et des motions des congrès du PCF, des petites phrases dites ici ou là par le chanoine Kir ou Robert Poujade, de la fête de la Pressée à Chenôve ou des cadeaux reçus par les enfants de la préfecture à l’occasion de l’arbre de Noël, du « dernier train » de tel conducteur SNCF, des élections de Miss Bourgogne ou du changement de président aux Trompettes Dijonnaises ! Cela paraît banal, événements lilliputiens, mais de quel charme sont ces nouvelles-là quand elles sont racontées avec émotion, et ce charme fait tant, fait énormément, pour tisser des liens solides entre les lecteurs et le Journal. La force des quotidiens régionaux est là, et l’oublier est suicidaire pour une entreprise de presse.
C’est pourtant ce qui arrive aujourd’hui. Plus de compte-rendus, des vrais, ou presque plus. Rien que des annonces. Demain, attention, le conseil régional se réunit. Mercredi prochain, notez-le bien, les kinésithérapeutes seront en grève. Jeudi, mais si, le ministre du Budget vient à Montbard. Dimanche prochain, les magasins Carrefour seront ouverts. Tout cela avec interviews obligés et programmes encadrés. Plus de parfums, plus d’échos, plus de charme. La presse régionale, en devenant annonciatrice, a changé de nature. Elle a, en tout cas, perdu son moteur essentiel, qui est de raconter le présent de nos villes et de nos villages, de les élever au rang de l’Histoire, de manière sans doute éphémère mais qui sait si, cent ans après, ce ne sera pas dans cette presse-là que viendront puiser les historiens pour engranger des sources fiables : le prix auquel les enchères ont adjugé une bible du XVIe, l’orage qui a interrompu le défilé des Fêtes de la Vigne, le ténor qui a loupé un contre-ut dans le grand air du dernier acte de Rigoletto, la neige qui a enseveli les voitures boulevard Carnot à Dijon, le vainqueur du championnat de France des mots croisés à Is-sur-Tille, le nombre de prises du vainqueur du concours de pêche de la Pétanque du Goujon, tous ces petits faits deviennent grands par la magie des récits journalistiques et tissent doucement ce fameux « tissu social » dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui.
Tout cela paraît anodin face aux gros matamores de la presse. Leurs journalistes se croient plus costauds parce que bardés de gilets pare-balles aux poches truffées de bobines de film,– j’ai connu, au Progrès, un grand reporter qui mettait du whisky dans les bobines de film, surtout dans les pays où il est prohibé, notamment durant la première guerre du Golfe ! –. Il faut donc redire et répéter que la vie quotidienne est l’essence même du journalisme, que ces parcours auprès des petits faits divers n’altère en rien la capacité à traiter de gros dossiers – révision de plans d’occupation des sols, étude sur les haies dans les cultures bourguignonnes, budget supplémentaire de la Ville de Dijon, applications des réformes universitaires, programme de gouvernement de tel ou tel parti politique, organisation de la formation professionnelle dans la région – ou à s’en aller folâtrer en terre étrangère à la rencontre des grands de ce monde ou des guerres qu’il convient, parfois, de voir de près, comme le fait cette faune journalistique internationale qui balance par le monde ses déhanchements de dandys revenus de tout.
Les prétentieux baroudeurs, je les ai vus plus d’une fois à l’œuvre et notamment quand ils jouent les blasés face aux plus grands événements. J’ai souvenance d’avoir vu Jean-Paul II leur donner une belle leçon. Six jours durant, dans une région lyonnaise envahie de gilets pare-balles et de tireurs d’élite, je les ai vus se pavaner, échelle sur l’épaule, bardés de coupe fils et de badges, à Annecy, Ars, Taizé ou au stade Gerland de Lyon, et se moquer volontiers de ce pape rétro qui se prenait pour une star d’opérette. Lui, l’homme en blanc encore bien valide en 1986, allait son chemin sans sourciller, ses yeux bleus diffusant beaucoup d’ironie au contacts des objectifs et des subjectifs qui les braquaient sur lui. Le dernier soir, avant de s’envoler pour Rome, le Saint-Père a fait poser son hélicoptère près du bateau blanc qui servait de PC à la presse sur les bords du Rhône, est descendu de l’appareil et est venu au devant des journaleux épuisés et étonnés de cette visite impromptue.
Le pape polonais, souriant, a d’abord rappelé à la meute « qui en avait vu d’autres » que le pape et les journalistes avaient le même saint patron, François de Sales. Puis il a remercié en trois langues les journalistes qui avaient accompli six jours d’un dur labeur et il a enfin confié les médias à la prière de l’Église pour une information soucieuse de vérité. Puis il a levé la main pour donner une bénédiction. Les blasés ont posé leurs appareils à mitraille photographique, ont baissé la tête, puis – certains avaient des larmes dans les yeux – ont spontanément, longuement, applaudi l’homme en blanc qui restait là, souriant, affectueux, à contempler ces individus volontiers hâbleurs qui, soudain devenus comme des enfants, restaient sans voix, micros et caméras à leurs pieds.