CHAPITRE 2, SUITE ET FIN
Des matamores, j’en ai connu et rencontré partout. Certains se sont même révélés d’excellents confrères, prêts à rendre service au néophyte qu’on est toujours à nos premiers congrès politiques ou nos premiers festivals de musique ! À Cannes, fin des années 70, ce n’était pas vraiment du cinéma : seul dans un monde de fous, journalistes spécialisés en tête, et stars en folie à l’image de Depardieu bien imbibé dans le hall du Carlton, voire de Dewaere qui ne valait pas mieux, on se sent hors jeu.
Mais plus dingues que les journaleux de service, il n’y a pas. Une faune en lunettes noires qui se rue sur les projections matinales et les conférences de presse, bande ridicule de faux doctes et de ramasse-miettes qui ont perdu le sens commun et que Télérama, Le Monde ou Première paient beaucoup trop grassement. Ingmar Bergmann présentait cette année-là sa version magique de La Flûte enchantée, un chef-d’œuvre reconnu depuis et dont on ne se lasse pas d’admirer la sensibilité et avec quel art le cinéaste a su mêler l’universalité à un mini théâtre de bois des environs de Malmoë. Au milieu de ce film qui est d’abord un chef-d’œuvre musical de Mozart, les susdits spécialistes sortirent bruyamment de la salle en baillant, s’estimant suffisamment affranchis pour renvoyer ce Mozart et ce Bergmann à leurs chères études. « La Flûte, zut, on connaît ». Outré, étais-je.
Le même soir, au Blue Bar où un collègue lyonnais m’avait présenté – le Blue Bar était l’annexe incontournable du palais de la Croisette –, tandis que péroraient bien en vue, dégustant un jambon de Parme, des gens de la télé comme Guy Lux ou Denise Fabre, me voilà dragué, il n’y a pas d’autre mot, par Jean-Louis Bory – immémorial auteur de Ma Moitié d’orange et accessoirement pigiste au Nouvel Observateur– qui tint à tout prix à m’entraîner sur un somptueux yacht qu’il me montra dans la rade et dont les lumières clignotaient dans la nuit bleue. J’eus un mal fou à me débarrasser de ce séducteur chauve et j’en appelai heureusement à la complicité d’une collègue affriolante de France 3 Marseille pour affirmer une hétérosexualité qui ne se lisait apparemment pas sur mon visage !
La collègue de Marseille n’en était pas vraiment une : elle était productrice d’une émission sur le festival de Cannes que lui avait commandée France 3 Rhône-Alpes et dont le directeur, pour lequel j’avais travaillé quand il était à Dijon, Michel Guicherd-Calin, avait suggéré mon nom pour réaliser quelque interview de starlette au bord de la piscine du Martinez ! La starlette, Agostina Belli, était italienne et faisait ses débuts – émouvants et réussis – aux côtés du monstre Vittorio Gassmann dans une comédie douce-amère de Dino Risi, Profumo di donna. Je m’acquittai difficilement de l’interview, la belle étant farouche quoique très peu vêtue et elle ne parlait que l’italien. On fit trois ou quatre prises en mélangeant les deux langues – je lisais bien l’italien, quant à le parler comme un gondolier vénitien, certes pas … –, je faillis deux fois tomber dans la piscine et le sourire d’Agostina fut la seule réponse dont je garde la mémoire. L’émission fut diffusée un mois plus tard sur France 3.
Et moi, rentré en Bourgogne, je me jurai de ne jamais remettre les pieds dans cet asile qu’est resté le grand Festival de Cannes. J’avais, en outre, une note de frais monstrueuse, les cafés du Blue Bar se monnayant à cette époque lointaine à 15 FF et les interviews s’obtenant dans les hôtels à coup de billets de 100 FF généreusement laissés aux portiers du Carlton ou du Martinez. Je n’avais pas abusé de ces rencontres inutiles et bêtifiantes dans ces halls surchauffés en cette période, où se croisent pour la frime les télé-stars et autres starlettes au rimmel abondant – exception faite de ma copine Claude Jade qui était alors en pleine gloire et accompagnait un François Truffaut plus mystérieux que vantard – et je m’étais contenté d’envoyer chaque soir un article à peu près cohérent à la rédaction dijonnaise.
C’est là que je vérifiai, une fois de plus, combien le monde est petit. Le soir, en effet, voyait les journalistes faire la queue dans la salle de presse, – ni les ordinateurs ni les téléphones portables n’existaient en 1976 ! –, leurs feuillets à la main, en attendant qu’un postier veuille bien les en débarrasser pour que le fax parvienne à l’heure à leur Journal. Justement, ce soir-là, le postier était debout sur une table, demandant à l’encan aux critiques pressés d’indiquer journal et destination. Devant moi : « Litteratournaia Gazetta, Moscou ». Derrière moi : « Washington Post, DC ».
– Et vous ?
– Moi ?
– Oui…
Je regardai, honteux, autour de moi. Silence.
Je hasardai d’une voix éraillée :
– Hum ! Le Bien Public, Dijon.
– …
Silence. Le postier écarquilla les yeux, enjamba les tables qui nous séparaient et ,fonçant sur moi, s’écria en s’emparant de mes feuillets sous les regards ahuris des confrères venus de si loin :
– Salut, moi c’est Victor, j’habite à Dijon, quartier de la Fontaine d’Ouche.
À SUIVRE