CHAPITRE 3
LOI DE PROXIMITÉ ET NAISSANCE DU "PEOPLE"
Un journaliste, c’est sans cesse « en vadrouille », comme disent les lecteurs agacés qui vous voient au concert, devant les petits fours de la préfecture, devant les monuments aux morts ou accompagnant des manifs, déjeunant avec le maire ou un député, toujours là « à fouiner où il ne faudrait pas », bref la belle vie, quoi. Ils oublient évidemment que ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg informatif. « Restez un peu, on va boire un coup » disent parfois au journaliste des nouveaux médaillés après discours ou des cantatrices après opéra : c’est justement là que le journaleux est invisible, déjà reparti sur un autre front, ou déjà dans son bureau à griffonner à la hâte l’article que le médaillé ou la cantatrice lira le lendemain matin avec humeur ou délectation, selon le ton du papier.
Courir la campagne, la ville, la France, l’Europe et souvent plus loin… En tout cas, courir. Carnet de notes à la main, stylo entre les doigts – quelquefois appareil photo en bandoulière –, paperasses sous le bras –, c’est fou ce que les organisateurs de manifestations de tout genre adorent vous abreuver de dossiers épais comme neige au Mont-Blanc, et de discours plus longs qu’une semaine de travail en usine. Courir après l’info, sans cesse, du soir au matin et du matin au soir, faire bonne figure quels que soient par ailleurs les soucis personnels ou familiaux – « ah, vous êtes marié ? vous avez des enfants ? ah bon, tiens donc ! » –. Et, de retour au Journal, essuyer les quolibets des confrères « culs-de-plomb » qui vous demandent évidemment comment il se fait que vous soyez aussi en retard et que, du coup, on ne puisse « passer » votre papier le lendemain…
Mais, en même temps, montrer un intérêt enthousiaste pour la cause des poissons rouges ou le coefficient de revalorisation du taux des pensions militaires. Adopter le matin la cause des harkis oubliés par une France ingrate et, le soir, défiler à côté des indépendantistes algériens en affirmant la justesse de leur cause. Interviewer un agriculteur en colère ou une commerçante flouée, se plonger avec délectation et quelle que soit l’heure dans l’étude de la loi sur les communautés de communes, ou se pencher avec passion sur les courbes statististiques du cheptel bovin dans l’Auxois, c’est parfois le menu étrange offert à l’appétit du journaliste polyvalent.
Au fil des années, et pour peu que l’intéressé poursuive à coups de lectures ou de stages un approfondissement toujours utile de ces connaissances apprises sur le tas, le journaliste peut effectivement devenir docteur en tout, en géographie locale comme en histoire contemporaine, en botanique comme en médecine, en muséographie comme en droit. « Vous allez bien m’en tirer quelques bonnes lignes » affirment les savants qui condescendent parfois à distiller à la presse un peu de leur savoir. De toute façon, le journaliste de base se contentera de noter, par exemple, et parce que c’est ce que lui demande son rédacteur en chef, que le professeur Guillemin, prix Nobel de médecine pour ses travaux effectués aux USA, a un frère qui habite Saint-Apollinaire. Ou que Noëlle Lienemann, ministre socialiste du Logement dans les années Jospin, a fait une partie de ses études au lycée Marcelle-Pardé à Dijon. Voire que Jean-Philippe Lecat, ministre de la Culture sous Giscard, avait fait, lui, ses études à l’École Saint-François de Dijon.
C’est néanmoins ce qu’on appelle, dans la presse régionale, la loi de proximité. À mes débuts, quand le journal était encore installé place Darcy, le service des « infos géné » était dirigé par Maurice de Valence. La loi de proximité faisait, à ce qu’il m’enseigna, qu’un tremblement de terre au Japon avec six mille morts ne méritait que trois lignes en bas de page alors que la chute d’un notable local, dont la roue avant du « Solex » s’était prise dans un rail du tramway et l’avait envoyé à l’hôpital, valait quatre colonnes en tête de page. « Si vous avez un trou à boucher en première page, mettez donc un singe qui fume la pipe, les gens adorent » ajoutait-il. Le « singe qui fume la pipe » est ainsi devenu, pour moi, le symbole de l’information de remplissage, du bouche-trou. Cette technique allait d’ailleurs devenir, au fil des ans, par une sorte de mutation génétique de l’information, ce qu’il est de bon ton d’appeler aujourd’hui la « presse people », le bouton aperçu sur le visage de la mairesse adjointe valant à coup sûr bien mieux que le pouvoir d’achat réduit du smicard.
C’est ainsi que, au début des années 2000, j’ai passé une journée aux abords de la piste équestre de Bonvaux à guetter l’apparition d’une princesse monégasque au demeurant charmante – elle se nommait Charlotte Casiraghi – qui se piquait de concours hippiques. La charmante jeune femme, guettée de loin par les paparazzi descendus de Paris, m’accorda un sourire à faire chavirer l’âme et accepta même de répondre, pour mes lecteurs, qu’elle « allait bien » et qu’elle « adorait l’équitation ». Sacré scoop !
À SUIVRE