CHAPITRE VI, fin
LA TÉLÉ D'Où EST VENU TOUT LE MAL
Heureuse génération que la mienne, qui aura connu la mort d’une certaine presse d’information et résisté comme elle aura pu à l’invasion people et au FTT, fric tout terrain. Je passe pour un dinosaure quand je rencontre un jeune stagiaire, frais émoulu des écoles, et que je lui raconte le chanoine Kir ou les panneaux d’affichage sous le hall de la place Darcy. Il est vrai qu’à l’époque, la télé n’avait pas encore le pouvoir exorbitant qui sera le sien par la suite, avec son cortège de complexes chez les dirigeants de la presse écrite, de leurs états d’âme larmoyants devant les publicitaires pour garder un petit peu de leur manne. Les stagiaires d’aujourd’hui ne sont même pas surpris quand un politique leur demande de « relire » l’article avant sa parution ou quand le rédacteur en chef – dûment alerté par téléphone portable car on s’échange les numéros entre gens du pouvoir – bloque leur papier dans son ordinateur.
Il fut un temps où la seule arme des journalistes était le retrait de leur signature en cas de caviardage d’article : les théoriciens de la lisibilité vous expliquaient jadis, au CPJ de la rue de Louvre à Paris – que la signature est à la presse écrite ce que la tête du présentateur est à la télé. C’est néanmoins une douce illusion que de le croire : je n’ai jamais vu un lecteur se désabonner pour cause de non signature d’un article. Tout au plus tournera-t-il la page un peu plus vite et dira alentour en refermant le journal : « Décidément, il n’y a rien dedans ». Or, je veux bien tout ce qu’on veut, que la presse écrite est petit à petit abandonnée, qu’on y jette un œil vague en buvant son petit noir au comptoir d’un bistrot, mais qu’il n’y ait « plus rien dedans », non. Le mal est ailleurs : dans la tête des gens que la télé a « fogielisés » ou « darvorisés ». C’est d’ailleurs là l’erreur des rédacteurs en chef d’aujourd’hui : ils courent après la télé et la singent au lieu de revenir dare-dare à des journaux bien écrits, richement informés et bourrés d’analyses et d’opinions. Viré par Dassault sitôt rachetée la Socpresse dont il était PDG en 2004, Yves de Chaisemartin a joliment déclaré quelques semaines plus tard que la presse, pour survivre, devait sortir du « suivisme » qui faisait finalement de chaque journal une copie conforme de son concurrent !
Pour avoir dit cela un peu avant lui, j’ai été très écouté – au Progrès, à Lyon – et j’ai pu, modestement, tenter d’appliquer de meilleurs principes avec quelques résultats. J’en ai mesuré les effets en politique quand, lors des campagnes des cantonales, je publiais, le matin d’un meeting important, une analyse de la situation de tel ou tel canton avec la liste des candidats et les raisons de leurs chances respectives : le soir, dans la salle surchauffée de la réunion, à Semur ou à Is-sur-Tille, je voyais les gens avec mon article à la main, soigneusement découpé et dont certaines phrases étaient joliment surlignées. Gratifiant, certes, pour le journaliste, mais surtout merveilleux pour la vie démocratique, même à Montigny-sur-Aube, même à Grancey-le-Château où le nombre des votants n’égale plus le millier. Même satisfaction quand je voyais, dans des publicités en « une » du Monde ou du Figaro, des citations de mes critiques littéraires sous les couvertures des livres vantés pour lesquels les éditeurs payaient fort cher cette publicité bien placée. Croyez-moi, il n’était pas évident de percer ainsi le mur du parisianisme.
N’aurais-je commis, dans tout ce travail analytique, aucune erreur ? Oh elles ont dû pulluler ! Mais dois-je lasser en répétant que la pseudo objectivité dont quelques écrivains, artistes ou hommes politiques se gobergent n’est qu’un leurre et que, personnellement, j’ai toujours préféré parler d’honnêteté (intellectuelle, éthique ou démocratique). Les scrupules nous honorent et on n’en fait jamais assez montre. Un jour, devant le mémorial dijonnais des Déportés, je me mis en tête – sans doute parce que l’on venait de diffuser un film sur Sobibor, ce camp polonais libéré par les déportés eux-mêmes – d’interviewer un de ces rescapés qui, toujours m’ont impressionné. On m’en indiqua un, soi-disant survivant du camp polonais, la veste bardée de décorations, et j’allais m’approcher de lui carnet de notes à la main, quand un de ces rescapés qui était aussi un ami – lui c’était Dachau et les camps du Neckar, Maurice Voutey – me retint par l’épaule et me glissa à l’oreille :
– Pas celui-là, Michel, c’est un bidon, un résistant de la dernière heure…
On n’est jamais assez méfiant quand on est journaliste.
À SUIVRE