Pièce en un acte et trois scènes
I.
Une salle d’attente de petite gare, en automne 1964. Quai derrière la baie vitrée. Sièges alignés. Affiches. Pluie intense au dehors. Rigoles sur la vitre.
Entre Henri, la cinquantaine, style professeur bien mis. Suivi de Suzanne, 45 ans, bourgeoisement apprêtée.
Jour. 17 heures. Gris.
HENRI.– (Il se hâte en dégoulinant vers un siège).– Ca ne te fait rien, Suzanne, si j’essayais de m’asseoir un peu. Je suis tellement fatigué ce soir…
SUZANNE.– Tu en fais trop, Henri, je ne cesse de te le dire. Mais il n’y a pas moyen de te raisonner. Tu n’avais pas à accepter d’aller faire cette conférence que tout le monde a déjà entendue cent fois… ou lue dans un de tes livres, c’est du pareil au même…
HENRI.– Je sais, je sais… Que veux-tu que j’y fasse, je ne sais pas dire non. Et puyis ça nous fera toujours un peu d’argent en plus. (Silence). Je rentrerai sans doute par le premier train, demain matin. (Silence). Tu parles d’un temps !
SUZANNE.– Oui, je crois bien ne pas avoir vu cela depuis qu’on habite ici. Si tes livres rapportaient assez, on n’en serait pas là.
HENRI.– Je t’en prie, pas maintenant. (Il tousse).
SUZANNE.– Avec cette pluie, tu vas encore être malade.
Il lit son journal. Elle regarde le quai.
Apparaît JULIE, 28 ans, brune, élancée, vêtue d’un ciré noir, escarpins chics à bride. Elle déambule sur le quai.
On entend passer un train. Henri lève la tête et voit Julie. Il semble intrigué.
SUZANNE.– À quelle heure, ton train ?
HENRI.– Dans cinq minutes.
Un temps. Il est manifeste que Suzanne ne voit pas les allées et venues de Julie.
VOIX OFF.– (Henri lit son journal).– Tremblement de terre en Turquie, on parle officieusement d’un millier de morts. Une secousse tellurique a ravagé la nuit dernière… (La voix disparaît. Henri a tourné la page. Un temps).
SUZANNE.– Un vrai déluge ! Pas étonnant qu’il n’y ait pas un chat sur le quai !
HENRI.– (Il regarde Julie, puis Suzanne, puis reprend sa lecture).– Si l’éditeur appelle, donne-lui le numéro de mon hôtel.
VOIX OFF.– L’enquête sur l’assassinat du président Kennedy piétine. Moscou reste silencieux. Le Général de Gaulle s’adressera ce soir aux Français : sera-t-il candidat à sa propre succession ? (Un temps. Julie passe. Henri lève la tête. Et tourne la page). Tragique retour de bal : trois morts, sept blessés.
La voix disparaît. Un train, encore.
Julie regarde Henri. Il se lève, avance vers le quai. Suzanne le regarde, étonnée.
Un temps.
SUZANNE.– Mais non, ce n’est pas encore ton train, viens t’asseoir.
HENRI.– (Il revient vers elle).– Tu sais à quoi tout cela me fait penser, ces trains, cette pluie ? (Un temps) Deux événements, comme ça, me remontent au cœur. D’abord ce retour d’Allemagne en train, avec les éclopés, les rescapés des camps, les vieux PG qui pleuraient, et les chewing-gums des Américains. On revenait vers la vie, comme après une opération. C’était bon, et en même temps on avait le cœur serré. Je ne sais pas pourquoi. (Un temps. Il se retourne, croise le regard de Julie qui déambule toujours). Et puis alors, à des années-lumière de tout cela, les fameuses fêtes de la Toussaint chez l’oncle Marcel : on débarquait du vieil autorail enroué dans une gare aussi impossible que celle-ci, et on attendait, capuches de vrais pleurants chatouillant le nez, que le bon oncle ait fait les sept kilomètres qui séparaient sa bicoque de la ville. On voyait d’abord arriver son immense parapluie troué, on recevait des baisers mouillés et des bourrades de militaire, et on allait se réchauffer dans une cuisine embuée de la vielle maison familiale. La soupe au cresson mijotait doucement. La cousine Catherine riait tout le temps. Et on s’endormait bouillottes aux pieds en écoutant pianoter la pluie sur le vieux chaîneau.
SUZANNE.– Henri ! Pourquoi me racontes-tu tout cela ?
HENRI.– Comment ? (Bruit du train s’annonçant). Tiens, le voilà. Allons, j’y vais. Ne m’accompagne pas, il pleut trop.
Il part vers le quai. Julie a subitement disparu. La pluie redouble.
NOIR.