CHAPITRE III, suite
AGITATEUR CULTUREL
In illo tempore, il était inconvenant de parler de politique culturelle, et l’on admettait à peine que l’adjoint qui s’occupait du musée s’appelât « adjoint aux beaux-arts ». André Ampaud, un commerçant, était en charge de ce ministère urbain au temps du bon chanoine Kir. Végétaient à Dijon un orchestre semi professionnel à six concerts par an – la Société des Concerts du Conservatoire, à qui André Ameller allait donner ses lettres de noblesse comme il allait impulser une vraie politique d’enseignement musical à l’échelon régional –, un orchestre amateur appelé « la Phila », un chœur engoncé dans sa légende et répondant au nom pompeux de Schola Cantorum, une chorale de jeunes lycéens de Carnot appelée Voix Amies et que Daniel Paquette emmena aux sommets… Pas de troupe de théâtre permanente, hormis la Comédie de Bourgogne dont le professeur du Conservatoire, André Héraud, était le seul professionnel.
C’est dire que la presse régionale de cette époque – Le Bien Public, Les Dépêches, Le Progrès – servit de formidable tremplin, d’animateur socioculturel dirait-on aujourd’hui, à une vie culturelle qui allait extraordinairement se développer. Du tronc de Voix-Amies allaient sortir les chorales À Cœur Joie (La Perdriole, Les Baladins, l’Ensemble Vocal de Bourgogne, etc), la troupe universitaire du Grenier de Bourgogne (née au lycée Carnot par la grâce de Michel Pruner), les Marionnettes Poétiques (Paul Vasil). Des Nuits de Bourgogne, festival de théâtre qui rivalisa à l’époque avec Avignon, allaient apparaître des artistes locaux qui atteindraient des sommets (tel Marcel Bozonnet, qui fut administrateur général de la Comédie-Française). De la Comédie de Bourgogne et des Tréteaux de Bourgogne allaient naître des comédiens de grande valeur (Marlène Jobert, Jacques Frantz, Claude Jade, Bernard Lanneau, Jean-Claude Frissung) qui rencontreraient à Paris des collègues venus de Beaune et du premier Théâtre de Bourgogne que pilotait Jacques Fornier.
C’est dire que cette ébullition devait heureusement trouver ses échos, ses élans, ses médiateurs, dans la presse et dans les journalistes. Heureuse époque où les articles se multipliaient, reportages ou critiques, interviews et compte-rendus, qu’on s’arrachait au petit matin en buvant son petit noir au comptoir de ces cafés qu’on trouvait jadis à foison sur les places avant que les banques ne les remplassent. Bâtissant au Bien Public un vrai service culturel, j’ai compté à une époque, outre les deux professionnels – Michel Pulh et moi –, environ douze pigistes qui nous assistaient quotidiennement, chargés de l’annonce et du suivi des conférences, des spectacles de variété, de la télévision (rubrique nouvelle, on était en avance sur les Parisiens), des concerts et autres expositions. La « gougère qui tue », chère à Philippe Caramanian, était celle qui était offerte aux invraisemblables personnalités de tout bord qui se faufilaient à la Galerie Gaston-Gérard où la « Dédée » officiait, lors des vernissages, en grande prêtresse du tout Dijon du bon goût, et du moins bon.
On fit tant qu’un beau jour les « patrons » renâclèrent. Les temps devenaient difficiles. La publicité était en crise et allait se porter préférentiellement sur la télévision plutôt que sur les journaux, surtout « de province », et la culture, « bah vous savez, qui donc lit ça sinon quelques intellectuels chevelus qui ne sont pas notre lectorat ?». Perdus corps et bien les dossiers du centre dramatique à Gilly, de l’Auditorium à construire à Dijon, de l’ABC en passe de devenir maison de la Culture, des MJC qui voyaient grossir leur « C », des festivals de jazz ou de théâtre qui naissaient dès le printemps ? On se mit à quatre – les deux professionnels du Bien Public et deux de leurs collègues des Dépêches, Jean-Louis Betant et Robert Cerles – pour créer dans l’agglomération dijonnaise un vrai hebdomadaire culturel, Sortir.
Ce gravillon fit, sinon trébucher, du moins peur, aux rochers de la PQR locale. Chacun d’entre nous, dans nos rédactions, fût convoqué « en haut lieu » pour s’entendre dire que ce serait Sortir ou la porte. On liquida Sortir après le septième numéro sur l’autel de nos petits intérêts de salariés. Ce fut le début – soulignons-le au passage – de la dégringolade de cette PQR locale. Les grands journalistes des deux quotidiens ayant été évincés pour cause de retraite, de cession ou de désaffectation – citons tout de même Bernard Angelot, Jean Clerc, Jean-Louis Bétant, Michel Mauerhan, Guy Geoffroy, Gaston Desgranges, Michel Pulh… –, d’autres venus de planètes acculturées allaient les remplacer (l’un d’eux fut recruté à Esch-sur-Alzette, c’est dire) et pouvoir « ramener la presse à ses vraies valeurs ». Les lectorats, depuis lors, sont en chute libre, les concentrations et la fin de la concurrence accélérant le phénomène de désaffection, les politiques de communication imposant leurs logiques commerciales au détriment de la qualité de l’information, et d’abord de l’information culturelle.
L’homme d’Esch-sur-Alzette, plus royaliste que le pourtant très libéral baron Thénard et plus intégriste que Mgr Lefebvre, ayant épuré les rangs de la rédaction du Bien Public pour la nourrir de petits marquis à sa botte, on se prit à évoquer avec nostalgie ces reportages effectués en Afrique avec le centre dramatique, chez le philosophe Gabriel Marcel à Paris ou dans les allées du pouvoir culturel au Palais Royal. Comme on eut la chance d’avoir, en ces années folles, un ministre de la Culture bien bourguignon – Jean-Philippe Lecat, dans son bureau de la rue Valois, exposait un buste de Jean-Philippe Rameau et un portrait de Philippe-le-Bon – ce fut pain bénit pour la gent plumitive locale qui avait lors ses entrées (et ses whiskies) dans la maison fondée par André Malraux.
J’ai ainsi souvenance que, frappant un jour à la porte du ministre derrière un huissier en collier d’argent et gants blancs, le dit ministre m’apostropha d’un :
– Michel, vous tombez bien, regardez ce que je signe.
Je me penchai et lus qu’on créait l’Orchestre Philharmonique de Bourgogne. Aussitôt déchiffré le paraphe ministériel, je me précipitai au téléphone, dictai un article relatant la dite création et exigeai un titre en première page sur « au moins 5 colonnes ». Je l’obtins. La Bourgogne, elle, n’obtint jamais son orchestre. Ce qui n’empêcha pas que nous eûmes néanmoins droit – mon collègue de Chalon Jean-Luc Cottier et moi-même – à la médaille du Patrimoine que le président Giscard nous remit en grandes pompes au Grand Palais un jour de grand froid dans Paris déjà placardé d’affiches annonçant la « force tranquille ».
Tout ce travail culturel me valut aussi, grâce à la bonté du ministre, d’être nommé – sans que je l’eus jamais demandé – chevalier des Arts et Lettres et décoré par le même ministre au dernier étage du Bien Public alors installé dans des locaux neufs sur une avenue joliment baptisée « du chanoine Kir ». Je précise que, bien des années plus tard – sans que je l’eusse mêmement demandé – c’est une ministresse de gauche, Catherine Tasca, qui me promut officier des Arts et Lettres, médaille qui n’a jamais été annoncée ailleurs qu’au Journal Officiel et jamais remise officiellement à l’intéressé : pas question de le décorer alors qu’il venait d’emménager dans un placard.
À SUIVRE