CHAPITRE 3, suite et fin
ENTRE LE "IN" ET LE "OFF"
Avant le placard, le journaliste a voyagé. Loin et tout près. Pour des raisons graves ou futiles, des « voyages-cadeau » ou des urgences précisément dues à la fameuse « loi de proximité ». Mes collègues du service sportif, par exemple, ont fait le tout du monde des pays insolites pour … essayer des nouveaux modèles de voitures qu’on verrait ensuite aussi bien dans les rues de Châtillon-sur-Seine ou de Montigny-Montfort. Une nouvelle Citroën attendait ainsi les collègues (ravis) au fin fond de la Suède, une Peugeot leur faisait les yeux doux du côté d’Indianapolis ou une Renault voyait le jour en plein Atlas marocain.
J’ai moi-même pu visiter ainsi, sans que j’aie bien compris l’intérêt journalistique du déplacement, les hôtels de luxe bruxellois : j’ai été surpris de rencontrer la mafia des pique-assiettes du métier que j’ai, par la suite, et sauf avis contraire de mes rédacteurs en chef, et surtout quand je le fus moi-même, soigneusement évitée. C’est inimaginable de bêtise, de suffisance et d’arrogance. J’ai vu un de ces soi-disant collègues appeler le directeur d’un hôtel 5 étoiles pour lui faire observer, sur un ton hautainement ridicule, qu’il y avait une poussière sur le cristal du lustre.
Quand je dis voyage, je parle donc de reportage, de journalisme. Pas de communication. Le journalisme s’est effondré le jour où la « com » a remplacé « l’info ». À mes débuts, en cas de conflit social dans une entreprise, privée ou publique, après avoir enregistré les doléances des grévistes – ah ! l’affaire Lip, notre « chemin des Dames » à tous – on allait questionner le patron (on ne disait encore pas Pdg) qui répondait volontiers. Un jour, le patron est devenu inaccessible et muet : la barrière qui le sépara de nous s’est appelée « communication » et seul le communicant de l’usine de moutarde ou du laboratoire de suppositoires était en mesure de nous répondre … sans nous répondre. Le monde ainsi changé perdit d’un seul coup tout intérêt informatif, les articles résultant de ce magouillage de concepts socio-économiques étant illisibles et sans intérêt.
Alors on se contenta d’aller espionner les chantiers autoroutiers du côté de Sombernon ou les bénédictions intégristes de Mgr Lefebvre à Flavigny, les fêtes du charolais à Saulieu ou les festivals de l’andouille à Bèze, les chantiers de restauration à Baigneux-les-Juifs ou Lux. On prenait soin de s’arrêter, pour déjeuner, dans de petites auberges peu connues mais dont on se refilait les adresses entre journalistes « de la télé » ou de la « presse écrite » avec une lippe gourmande. Ne les cherchez pas aujourd’hui, elles ont, pour la plupart disparu, même la table roborative et naturelle, avec lapins aux pruneaux, de la délicieuse mère de Daniel Chérubin quelque part du côté de Pouilly –, comme celle de Jouey sur la RN5 près d’Arnay-le-Duc, qui fut en ce temps-là célèbre dans toute la France.
Je me rappelle l’excellent rédacteur en chef que fut Jean Vachet et qui m’avait grandement houspillé un jour que j’étais rentré d’un congrès d’anciens combattants sans y rester banqueter : c’est là, m’expliqua-t-il, aux côtés de gens que vous ne connaissez pas et qui vous ne connaissent pas, que vous remplissez votre musette d’idées de reportages et de sujets d’enquête. Le même Jean Vachet, un jour que le colin froid était plus que douteux dans les assiettes servies lors du banquet des Fêtes de la Vigne – qui se tenait encore salle des États de Bourgogne – me dit doucement en dévorant la darne : « Mangez, si on est malade ce sera un accident du travail ».
Il est vrai que c’est de cette manière qu’on tisse de véritables réseaux d’informateurs et que le journaliste devient ainsi, au fil des ans, littéralement « incontournable ». Toute la difficulté réside dans les limites à définir entre le « off » et le « in », entre l’informateur et l’ami. Quand je fus en charge de la politique – un monde où l’on adore les bons restaurants –, j’avais une règle simple : un déjeuner accepté, jamais deux. Exceptions : les repas auxquels me conviait une fois l’an quelqu’un comme Robert Poujade, le député-maire étant, on le concevra, un personnage lui aussi « incontournable » pour tout informateur et analyste désireux de tout savoir pour que ses lecteurs sachent bien tout ! Mais, franchement, déjeuner avec Jean-Marie Le Pen sous les regards haineux des porte-flingues qui l’entourent, une fois suffit.
Les déjeuners les plus impromptus et les plus sympathiques – quelles que soient les étiquettes politiques de ceux qui s’y livrent – ont été, pour moi, un pique-nique avec Jean-Pierre Chevènement et Roland Carraz sur la « montagne » de Chenôve ou le saucisson beurre avalé debout avec Arlette Laguillier à l’entrée d’une salle du palais des congrès de Dijon. Je songe aussi à la tomate-salade dégustée en compagnie de Colette Popard et de Pierre Moscovici dans un snack de grande surface à Quetigny, voire aux sandwichs avalés debout à l’entrée d’une salle polyvalente de Genlis et que les affidés du RPR tiraient du coffre achalandé de la DS de René Troisgros en attendant Robert Poujade !
À SUIVRE