CHAPITRE IV, début
SERVICE POLITIQUE
Longtemps je me suis tenu éloigné du traitement de l’information politique. Spécialisé dans le culturel et le cultuel, j’abordais certes ce thème, rencontrais les ténors comme les petits rôles de ce théâtre d’ombres, commentais les mises en scène post-soixante-huitardes du centre dramatique – les hommes d’armes de Macbeth devenus CRS –, mais restais étranger aux bousculades et petits-fours des soirées électorales.
Il faut dire que j’avais été échaudé dès mes premières années au Bien public, quand les soirs d’élections voyaient les « indépendants », emmenés par un minotier local, envahir les bureaux de la Rédaction sans que cela choquât personne, quasi propriétaires politiques du journal comme des voix et des deux élus « kiristes » dont la Rédaction était affublée. J’avais bien questionné, certains soirs, comme soutier de service, le chanoine Kir qui venait d’être battu aux législatives de 1967, ou Robert Poujade, élu à sa place, lorsqu’il fut rapporteur du budget de l’Éducation nationale, mais mes exploits s’arrêtaient à ces obligations mondaines.
J’avais aussi noué, avec celui qui fut le premier ministre de l’Environnement à la demande de Georges Pompidou, des relations d’ordre intellectuel ou culturel : Normalien, Robert Poujade m’impressionnait par ses connaissances, sa prodigieuse mémoire et l’apologie malrucienne de ses discours. Avec lui, très éloigné des choses de la foi, l’art était bien l’anti-destin : ne cherchez pas ailleurs que dans cette passion pour l’auteur des Antimémoires – avec lequel il avait fondé, juste après guerre, une revue gaulliste – les raisons qui finirent par attribuer au musée des beaux-arts de Dijon la fameuse Donation Granville dont certaine vache signée Buri mit le conservateur de l’époque, Pierre Quarré, dans une fureur proche de le conduire à la démission.
Bref, attaché au général de Gaulle dont le « non » m’inspirait autant que celui d’Antigone, fasciné par les héros de la Résistance et de la Déportation – ils ont préféré les raisons de vivre à la vie –, j’ai vécu la prise de pouvoir de Robert Poujade à Dijon comme une juste application de cette politique « au-delà des politiques » dont je pensais que la France avait grandement besoin : elle avait écarté des vrais hommes d’État comme Mendès-France pour de mauvaises raisons politiciennes dont il fallait la débarrasser. Il est vrai que je parle d’un temps où l’homme de l’Élysée payait ses repas et méprisait sa solde de général. Où les élus exerçaient leur mandat comme des prêtres leur service.
Comme on se plaisait à me reconnaître une « bonne plume » et un certain sens de l’analyse plus honnête qu’objectif, comme je venais (en 1991) de rejoindre Le Bien Public que j’avais quitté pour Les Dépêches dont j’animai la Rédaction pendant six ans, comme François Sauvadet – titulaire de la rubrique politique – s’était mis en tête d’y aller à son tour, qui croyez-vous que Louis de Broissia convoquât illico pour lui succéder sinon votre serviteur ? J’allais devoir délaisser Dieu pour César. Une épreuve d’autant plus délicate que, dans ce Journal de droite qui venait de fusionner avec son vieux concurrent de gauche, le directeur général et un journaliste étaient eux-mêmes candidats aux législatives de 1993 ! D’autant plus délicate que, dans ce Journal qui avait épuisé à cette tâche la meilleure de mes collègues – Martine Bruneau – qu’on n’avait pourtant jamais soupçonnée de sympathies à gauche, il m’allait falloir retrouver cet esprit de hauteur et de philosophe que m’avaient inculqué à l’Université des professeurs comme Jean Brun ou Gaston Maire.
Je m’y jetai donc avec fougue, je ne sais pas faire les choses à moitié. J’allais évidemment m’y brûler les doigts et y abandonner une partie de ma santé mentale, n’ayant pas suffisamment donné à mon échine cette souplesse que d’autres, plus sportifs sans doute, manifestent sans vergogne depuis la fin de 2001. J’ai même voulu, sitôt nommé, mesurer l’ampleur de ma liberté d’initiative, pourtant jurée crachée par la direction qui m’avait ainsi arraché mon consentement. On était un vendredi quand m’échut, au courrier, un communiqué émanant du RPR et signé des élus de ce parti : il s’agissait de faire entendre raison à Gilbert Matthieu, député « indépendant » de la IV° circonscription, lequel voulait imposer la candidature unitaire de François Sauvadet.
Il était tard et la page « politique » déjà pleine d’autres communiqués en cette période de début de campagne. « Je le publierai lundi matin » dis-je au téléphone avec sang-froid à Jean-Marc Nudant, alors secrétaire départemental du RPR qui, sans s’étouffer, me demanda de venir d’urgence à ses bureaux de la rue du Petit-Potet « pour qu’on parle de ça ». Je m’y rendis. On me fit comprendre que c’était très ennuyeux d’avoir à attendre lundi, tu comprends, c’est un coup d’épée dans notre dos que tu mijotes là, non vraiment, je ne sais pas ce qu’on va faire, attends, le « patron » va arriver. Le « patron », c’était ainsi qu’on appelait Robert Poujade. Lequel arriva comme le Commandeur à la fin de Don Giovanni et, drapé dans ses mandats et sa hauteur de vue, me pria gentiment de tout faire pour que ce communiqué soit publié dès le lendemain samedi. J’arguai du manque de place. Aussitôt, le patron se saisit d’un téléphone, conversa à voix indistincte avec son interlocuteur, puis reprenant à mon intention de sa voix grave d’acier trempé :
– Tiens, Louis (de Broissia), je te le passe.
– … oui ?
– Michel, foncez au journal et publiez ce communiqué, refaites la page s’il le faut, vous dîtes que c’est un ordre de ma part, allez !
– …
Ainsi fis-je, librement.
À SUIVRE