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Billet de blog 30 décembre 2008

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Mémoires d'un pisseur d'encre

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CHAPITRE 1

C’était au tournant des années 70 à Dijon, au sortir d’une réception dans la salle des États de Bourgogne, fleuron du palais ducal dijonnais où le maire, qui était déjà Robert Poujade, venait de remettre la Légion d’honneur à un poilu de 14/18 non sans avoir retracé le Chemin des Dames comme si la bataille avait eu lieu la veille. Verre en main, un « kir », les huiles de cette époque taillaient à qui mieux mieux une veste à leur meilleur ami. Le maire, lui, qui était ministre de l’Environnement et pouvait tout se permettre, venait de me dire, alors que je lui disais, avec toute l’obséquiosité apprise, mon admiration devant son évocation de la Grande Guerre, en me désignant du menton le poilu endimanché : « Tout de même, Michel, quatre ans de plein air, ça conserve ! »
Ce n’était pas tout pour ce jour-là. Alors que je m’apprêtais, ayant scrupuleusement vérifié que je n’avais oublié de noter sur mon calepin aucune des éminentes personnalités qui s’étaient bousculées autour des gougères chaudes, à me faufiler entre deux présidents de chambre et trois vice-présidents d’associations méritantes, j’entendis l’un d’eux affirmer péremptoirement à l’encan : « C’est encore un coup des pisseurs d’encre ». Le même vice-président qui m’avait, quelques minutes plus tôt, félicité pour la qualité « remarquable » de mes articles patriotiques ou culturels, taillait ainsi des croupières aux journalistes que nous étions, encore nombreux à l’époque, sur la place de Dijon.
Dès lors, je sus à quoi m’en tenir sur l’amitié qu’entretiennent les élus ou édiles avec les « journaleux », les « plumitifs », dont ils aimeraient tant ne plus avoir à serrer les mains et dont ils voudraient voir anéantie la profession pour mieux pouvoir gouverner en paix. C’était le bon temps, ai-je envie de dire à l’heure où – près de trente-cinq ans après – j’écris ces lignes sans amertume, un sourire sur les lèvres, en laissant ma mémoire se vider au hasard de ces disquettes. Car j’ai vécu de près la lente victoire des thuriféraires de la salle des États et la rapide disparition du vrai journalisme dans ce que les initiés appellent la PQR (Presse Quotidienne Régionale).
Les « pisseurs d’encre » ont donc disparu du paysage informatif régional tout autant que les chiens errants et les coqs chantant matines. Je revois Esope et son billet assassin chaque matin à la « Une » des Dépêches. Je revois Gaston qui potinait bellement dans le même journal. Je relis les chroniques quotidiennes du « Fureteur » dans Le Bien Public d’avant mai 1968, les éditoriaux que Jean-Claude Moussu ou moi-même arrachions, en l’absence du rédacteur en chef unique, pour qu’il soit dit que la mort d’Allende était l’œuvre du fasciste Pinochet. Je jure que nous l’avons fait. Je repense aussi à la liberté qui était alors nôtre de défendre les causes les plus invraisemblables sans que la direction du Journal ne nous contredise pourvu que châtié ait été notre langage et que vérifiées aient été nos informations.
Ce n’était pas une époque merveilleuse, non, et les effets pervers de cette apparente liberté ne nous échappaient pas. Il y avait des brebis galeuses, dans ce métier, et nous découvrions des usages peu recommandables – un billet vous était glissé dans la main quand vous aviez reçu un parent d’un prévenu dont aviez à rendre compte de l’affaire dans la chronique dite judiciaire et, en le refusant tout net, nous ne pouvions nous empêcher de penser que les pratiques avaient dû, en d’autres temps, être courantes – que nous allions, de tout notre idéalisme, combattre comme un exorciste devant un possédé. Les patrons, certes, étaient amis des huiles sus citées, mais c’était encore des hommes de presse et leur indulgence à notre égard liée à une certaine idée de la déontologie journalistique.
D’ailleurs, en ces temps obscurs où la presse se permettait d’avoir deux quotidiens pour le seul département de la Côte-d’Or, – à quoi s’ajoutaient un bureau AFP avec deux journalistes, des correspondants permanents du Figaro et de France Soir et des journalistes de télévision et radio (ORTF) –, le journaliste, même pisseur d’encre, véhiculait encore auprès de la population une image relativement glorieuse. Même si les gens s’imaginaient, pour avoir vu au cinéma quelques confrères largement payés et voyageant comme Tintin des pays de l’or noir à ceux des Soviets, que la liberté leur était totale d’aller où bon leur semblait et quand ils le voulaient, le plumitif jouissait encore de certaine aura, plus mythique que réelle, mais on faisait avec. « Mais, vous êtes payé ? » me demanda même un jour un adjoint au maire qui s’imaginait sans doute que se plonger dans des dossiers économiques complexes ou aller écouter un concert de musique contemporaine relevait du bénévolat, voire de l’apostolat façon scoute.
J’aurais dû, en débutant, mieux comprendre où j’avais décidé de tremper ma plume. En septembre 1966, débarquant en effet aux cuisines ducales, à la mairie de Dijon, ce lieu historique où se tenaient la plupart des réceptions municipales, je m’entendis ainsi apostropher, de sa voix tremblante et haut perchée, par le chanoine Kir – 91 ans, député et maire de Dijon, soutane trop courte et godillots jamais nettoyés – :
– Qui donc vous êtes, vous ?
– ???
– Oui…
– Moi ? Journaliste au Bien Public, monsieur le maire, enfin jeune, tout jeune journaliste.
– Les journalistes, c’est tous des vendus !
– ???
– Je le sais, j’en ai acheté !
(À SUIVRE)

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