N’y a-t-il vraiment que De Gaulle et son Empire ?
À Londres, Charles De Gaulle n’est pas seul. Il est, certes, la star. Mais il importe de voir ce que font ceux qu’il a laissés dans l’ombre, et dont l’action se révélera bien plus importante que la sienne, jusqu’au moment où il pourra en accaparer les fruits, sans avoir eu le moindre souci de ce qu’avaient été les toutes premières pousses.
Si, pour lui, la résistance intérieure n’a existé que bien tard, et s’il l’a aussi rapidement que possible évacuée de ses préoccupations, elle avait trouvé, dès le début, une place essentielle auprès de certains des exilés londoniens qui n’hésitaient pas à réintroduire la question de la lutte antifasciste, évidemment absente pour de longs mois dans les discours gaulliens.
Situons-nous, d’abord, sur un terrain commun :
Le 23 juillet 1940, dans un discours à la radio de Londres, De Gaulle aborde le problème du sabotage dans les usines sous contrôle allemand. Voici en quels termes il le fait :
"Enfin, pour tous ceux qui, en France momentanément occupée, seraient exposés à travailler pour l’ennemi, sous la menace du sabre d’Hitler ou du couteau de Mussolini, le devoir consiste à résister passivement par tous les moyens en leur pouvoir. Il ne doit pas arriver que des Français contribuent directement ou indirectement à forger pour l’ennemi des armes qui puissent tuer d’autres enfants de France." (Discours et messages, page 17)
Prenons maintenant ce que déclare sur les ondes, le 9 août 1940, l’ami commun de Pierre Cot et de Jean Moulin, André Labarthe :
"Dans la longue chaine des opérations qui, de la matière première aboutit à l’objet manufacturé, il y a un homme qui occupe chaque poste. Cet homme est un ouvrier ; c’est vous ! La vie moderne s’appuie sur votre travail et si une chaîne saute, la machine tout entière demeure paralysée. C’est bien cela votre force ; sans votre adhésion totale il n’y a pas d’industrie vivante, il n’y a plus d’armée moderne.
L’ouvrier français n’est pas le simple rouage d’une machinerie complexe. Il est un homme qui pense. Il est même un homme qui pense avec une telle indépendance et une telle intensité qu’il n’a jamais ménagé son sang pour ce qu’il croyait être la vérité. Ce sont les ouvriers français qui ont contribué à faire de notre pays un pays de progrès, un pays de liberté de réunion, un pays de liberté de paroles.
L’ouvrier français a toujours défendu les principes qui servent de charte à l’humanité moderne : la liberté, l’égalité, la fraternité, la tolérance. L’idée d’un monde meilleur a toujours été gravée sur son étendard." (Les voix de la Liberté, La Documentation française 1975, pages 43-44)
Comme on le voit, il n’y a pas seulement pour l’ouvrier un devoir d’abstention, il y a l’exercice d’une pensée politique de caractère universel.
Nous sommes bien ici dans ce que le Front populaire a incarné de meilleur. Et nous sommes très éloignés de la lutte de prestige menée ordinairement par un Charles De Gaulle.
Écoutons encore un peu André Labarthe :
"La lutte continue sous d’autres formes, c’est la guerre muette, c’est la guerre silencieuse, c’est la guerre indirecte, c’est la guerre obstinée ; l’ouvrier français la conduit dès maintenant avec l’arme la plus dangereuse pour l’ennemi : le sabotage. C’est le sabotage qui est l’arme la plus redoutable et la plus sûre, mais c’est aussi celle qui demande le plus d’intelligence ; il faut apprendre à saboter. Toute goutte d’essence perdue s’ajoute à une autre goutte. Tout ralentissement dans vos gestes devant la machine-outil accélère votre libération. Ne vous faites jamais prendre. Soyez prudents. Sabotez avec intelligence." (page 44)
Voici maintenant le socialiste Henri Hauck qui fournit, sur les ondes également, les dernières nouvelles du grand patronat français et de l’ancien homme politique phare de De Gaulle :
"Des journalistes ou des hommes politiques, comme M. Marcel Déat, réclament que les Allemands prennent 25 ou 33% des actions dans toutes les entreprises françaises de quelque importance, mais aussi et surtout des hommes d’affaires, comme M. de Wendel et ses amis du comité des Forges.
Un accord a récemment été négocié entre l’industrie lourde française, représentée dit-on par M. de Wendel et M. Sauvaire, et l’industrie lourde allemande, au nom de laquelle auraient parlé MM Roechlin et Buecher, ainsi qu’un représentant du Maréchal Goering." (Idem, page 77)
Et encore ceci, du même :
"En échange des usines qui passent sous le contrôle allemand, les industriels français recevront des participations dans les entreprises allemandes comme le Stahlverein ou les Usines Goering ; d’autre part, en échange des actions de mines et d’entreprises métallurgiques qu’il livrera à l’Allemagne, M. de Wendel recevra du Ministère de l’Aéronautique allemand une première tranche d’actions d’une valeur de 50 millions de marks, soit un milliard de francs français, cela sans préjudice d’un versement supplémentaire qui est prévu lorsque l’accord définitif entrera en vigueur, c’est-à-dire à la fin de la guerre." (Idem, page 77)
En conclusion, et toujours selon Henri Hauck :
"Vous le voyez, M. de Wendel et le Comité des Forges ne perdent pas tout en livrant l’industrie lourde française à l’ennemi." (Idem, page 77)
Or, cette Résistance-là, celle qui transparaît dans les propos d'André Labarthe et d'Henri Hauck, était animée d’une pensée politique en pleine émergence…