L’art de prendre les autres pour des imbéciles
Sans qu’il soit question de refaire l’Histoire, il reste à voir si, par le discours qu’il leur a tenu, De Gaulle laissait aux Français de Dakar qui se trouvaient en face de lui la moindre possibilité de rallier sa bannière sans se couvrir de la plus grande honte.
S’il s’agissait vraiment d’une confrontation de puissance militaire à puissance militaire, et non pas d’une remontrance adressée par un instituteur à ses élèves, ou par un maître à ses esclaves, comment justifier le ton que le chef des Français libres adopte en présence d’hommes qui mettent leur vie dans la balance ?
Quoi qu’il en soit, le voici tel qu’en lui-même une suffisance criminelle le révèle aux yeux de toutes et de tous au matin du 23 septembre 1940, devant Dakar :
"Ici le général De Gaulle ! Je suis devant Dakar avec les navires français, les troupes françaises, les avions français [comme si les soldats et marins qui lui font face ne l’étaient pas !], réunis sous mes ordres pour la guerre de l’honneur et de la libération." (Cité par Éric Roussel, Charles de Gaulle, Gallimard 2002, page 178)
"Derrière moi sont présentes sur la mer d’énormes forces alliées, britanniques, hollandaises, polonaises, belges. Si rien ne contrarie l’entrée des troupes françaises à Dakar, ces forces alliées n’auront pas à intervenir et ne débarqueront pas. Tout se passera entre Français."
Il s’agit là, ni plus ni moins, que de jouer sur les mots. Elles n’ont certainement pas fait tout ce voyage pour rien. Elles sont donc bien là pour peser. Or, De Gaulle ne se donne même pas la peine de souligner la diversité des nationalités présentes, et ce caractère éminemment symbolique qu’elles ont de rassembler les alliés du début de cette guerre enclenchée depuis 1939 par Hitler. Pour lui, ce qui importe avant tout, c’est que ces forces soient "énormes", et qu’il ne puisse être question de se rendre autrement que sous l’énormité de la contrainte.
Dans ce contexte fortement marqué par le mépris de la conscience de ceux qui lui font face, De Gaulle ne laisse aucune place à une acceptation libre, la seule qui puisse sauvegarder l’honneur et la dignité de soldats rangés sous leurs armes et faisant face à un adversaire peu soucieux de tirer quoi que ce soit de cette qualité qu’ils ont d’être tout de même, eux aussi, des Français en peine.
Et le voici qui s’enfonce dans l’invraisemblable égocentrisme d’un gamin en culottes courtes assis sur son tas de jouets et qui n’en démordra pas :
"Si, au contraire, le crime était commis d’ouvrir le feu sur mes navires, mes avions et mes troupes, les énormes [re !] forces alliées qui me suivent m’aideraient immédiatement à accomplir ma mission. L’intervention des forces alliées entraîneraient évidemment de terribles conséquences." (Idem, page 179)
Mais, s’il le prend sur ce ton qui fait fi de la France elle-même et de ce qu’elle emporte d’exigences, n’est-on pas en droit de lui rétorquer qu’à lui, en tout cas, on n’a jamais rien demandé ?...
Et c’est à ce moment-là qu’il trouve bon d’asséner cette contre-vérité manifeste, si l’on ne perd pas de vue les "énormes" forces étrangères qui l’appuient :
"Aujourd’hui, c’est la France qui dicte ici sa loi. Quoi qu’il arrive, force restera à la loi."
Qui dicte quoi ? Et à qui ? Et de quel droit ?
Les marins et soldats de Dakar avaient-ils désormais une autre solution pour défendre leur honneur bafoué que de vendre chèrement leur peau ?
C’est ce qu’ils firent contre des Britanniques qui ne pouvaient plus avoir en tête que de détruire un maximum de ces vaisseaux immobilisés devant eux et dont le discours de De Gaulle avait fait des bateaux ennemis.
La menace de rétorsion sanglante brandie par De Gaulle a donc été exécutée, les pertes françaises s’élevant à 203 morts et 393 blessés. Sur le plan militaire, le Général était définitivement disqualifié aux yeux de Churchill tout particulièrement, qu’on ne reprendrait plus jamais en semblable équipage.
Et sur le plan humain ? Il paraît que le chef des Français libres a eu la tentation de se suicider. Compte tenu de l’extrême gravité de la tragédie dont il était le seul responsable aux yeux du monde entier, une question subsiste : pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?