Des tortures qui jouent à cache-cache
Ici il faut commencer par reprendre un propos précédent d'Axel Poniatowski, rapporteur :
"La commission d’enquête s’est refusée à interroger les condamnés sur les tortures subies pendant leur détention, dont l’horreur lui était déjà connue par des déclarations antérieures."
Nous avons eu droit ensuite à quelques phrases de trois des infirmières et du médecin, phrases reprises d'un texte rédigé avant leur audition dans Human Rights Watch. Mais il semble y avoir une sorte de coup de théâtre au moment des auditions, puisque dans son rapport, monsieur Poniatowski écrit, à propos du médecin d'origine palestinienne :
"Il est le seul, au cours de son audition, qui soit revenu sur les sévices qu’il avait subis."
Pour quelle raison ce personnage-là a-t-il pris pareille initiative ?
Comme nous allons le voir, au-delà du récit des sévices, il a tout autre chose à affirmer :
« Pour ma part, je n’ai pas eu besoin d’exagérer ce qui s’est passé pour nous pendant cette période de torture. Tout ce que j’ai raconté devant les médias était très précis concernant la torture physique ou morale que nous avons subie : chocs électriques, viols ou agressions sexuelles, attaques de chiens.[…] Nous étions innocents, mais nous avons été torturés de toutes sortes de façon afin que le scénario préparé par les autorités libyennes s’impose. » (Les points de suspension sont d'Axel Poniatowski.)
Le début n'est pas très gentil pour les infirmières... Pour sa part, il n'a pas eu besoin d'exagérer... Peut-être est-ce une petite faute d'inattention. Mais la fin du propos rapporté est une attaque directe contre la Libye : elle mettait en oeuvre un scénario. Devant la Commission d'enquête, le médecin aura donc pris délibérément la parole sur la question de la torture pour pouvoir immédiatement passer à l'attaque.
La suite du rapport est alors un peu confuse. Mais il est vraisemblable que, pour la première intervenante, nous soyons revenus à des propos tenus devant Human Rights Watch :
"Mme Nenova a raconté, après sa libération : « Nous étions seules là-bas avec ces hommes qui faisaient tout ce qu’ils voulaient faire. »"
La citation d'après nous pose un nouveau problème, puisque l'entretien avec Human Rights Watch nous a été donné comme datant de mai 2005, alors que les propos du médecin évoquent maintenant la période 2004-2007. Il est donc très vraisembable qu'ils proviennent de l'audition devant la Commission, de même que la confirmation émise par madame Chervenyashka. Au passage, nous constatons que le médecin paraît avoir fait lui aussi des aveux :
"Le docteur Ashraf Al Hajuj a également assuré que la torture était pratiquée à l’égard d’autres prisonniers : « De 2004 à 2007, j’étais séparé de mes collègues, mais j’ai vu pendant cette période plusieurs étrangers et même des Libyens qui ont subi ce genre de tortures et qui ont dû avouer des crimes qu’ils n’avaient pas commis. » Mme Chervenyashka a confirmé ces propos, expliquant avoir assisté à la torture d’adultes et même d’un enfant."
De l'ensemble de ce paragraphe, s'il correspond effectivement aux auditions devant la Commission, on peut dire qu'il s'inscrit dans une situation où tous les coups sont permis, puisque cette Commission a bien pris soin de faire savoir que son opinion était faite quant à toutes les tortures possibles et imaginables.
Laissant désormais de côté les témoignages quels qu'ils soient, Axel Poniatowski va établir sous nos yeux une rapide chronologie des différentes phases du procès, en liaison avec les phénomènes de torture. Voyons cela :
"La détention des infirmières bulgares et du médecin d’origine palestinienne a connu trois phases : pendant les trois premières années, alors qu’ils attendent leur condamnation par le Tribunal du Peuple, ils subissent sévices et tortures ; après le non-lieu rendu par cette juridiction en 2002, ils vivent pendant dix-huit mois en régime de semi-liberté ; enfin, à partir de la reprise du procès devant une juridiction criminelle, leurs conditions de détention se dégradent à nouveau."
"Pendant trois années [...] ils subissent sévices et tortures" : cela couvre une période qui, commençant avec leur emprisonnement (9 février 1999), aurait dû courir jusqu'au début de 2002... Or, il nous a été dit précédemment ceci :
"2 juin 2000 : les infirmières déposent une plainte pour les tortures qui leur ont été infligées durant l’enquête."
Après ce dépôt de plainte, aucune mesure de protection n'aurait donc été prise à leur égard ?
Par contre, jusqu'à présent, nous n'avions jamais entendu parler d'un non-lieu rendu par le Tribunal du Peuple en 2002. Revenant à la grande chronologie, nous trouvons seulement ceci, qui correspond d'ailleurs bien au début de 2002 :
"17 février 2002 : l’affaire est renvoyée au Parquet, l’accusation d’empoisonnement est maintenue."
Il y a donc non-lieu pour certains faits accessoires, mais surtout pas en ce qui concerne un éventuel empoisonnement.
Axel a failli nous jouer un petit tour de sa façon... Ce ne sera ni la première ni la dernière fois.
Il n'en reste pas moins que les tortures se seraient donc produites au cours de la période qui va du début février 1999 à la mi-février 2002, le dépôt de plainte du 2 juin 2000 contre les acteurs de ces tortures n'ayant rien changé... Puis, au-delà de la mi-février 2002, il y a semi-liberté, puis une dégradation des conditions de détention, mais sans plus aucune mention d'éventuelles tortures.
Les aveux intervenus du fait de ces tortures, seraient-ils alors devenus lettre morte sitôt qu'il n'y a plus eu tortures ?
La suite nous le dira peut-être. Mais nous sentons que cette affaire de tortures n'est décidément pas claire.
(référence permanente à propos de la Libye de Muammar Gaddhafi : http://www.francoisepetitdemange.sitew.fr)