Après avoir évoqué, et très vite évacué, la douloureuse question, pour certains, de l'appropriation privée de la terre dans les "sociétés traditionnelles", Thomas Piketty évoque, pour nous, l'impression qu'il a fini par ressentir devant ce qu'il a pu lire à propos de la véritable mise en oeuvre du mode capitaliste de production :
"La révolution industrielle semble avoir exacerbé le conflit capital-travail, peut-être parce que sont apparues des formes de production plus intensives en capital (machines, ressources naturelles, etc.) que par le passé, ou bien peut-être aussi parce que les espoirs placés dans une répartition plus juste et un ordre social plus démocratique ont été déçus - nous y reviendrons." (page 72)
Tout cela est donc fort prudent ("semble", "peut-être", "peut-être"). Quant à la répartition, la voici parée d'une éthique ("plus juste", "plus démocratique") qui nous met la larme à l'oeil : si certains ont pu être déçus, nous ne le sommes pas... Le film était très beau.
Si donc quelque chose s'est mal passé, cela tient "peut-être" aux nouvelles "formes de production", et "peut-être" pas du tout aux nouvelles formes d'exploitation... Nous plaisantons.
Car, nous sentons que nous allons devoir rudement décevoir Thomas Piketty. En fait de répartition, voilà ce que furent les effets réels d'une exploitation qui se sera décalée du travail agricole au travail industriel. C'est tout ce qu'il y a de plus idyllique.
Dans l'ouvrage De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France qu'il a publié en 1840 - c'est ça, non ? la révolution industrielle -, Eugène Buret nous a raconté ce véritable festin "juste" et "démocratique" qui aura marqué la nouvelle "répartition" des richesses à l'aube de la nouvelle ère :
"L'apparition et le développement de la misère, dans les grands ateliers du travail, est le fait le plus considérable, le plus significatif peut-être, que présentent les sociétés modernes."
Puis, évoquant les quartiers ouvriers de Lille, Reims, Mulhouse, Manchester ou Liverpool, il s'émeut tout particulièrement :
"Là, si vous osez y pénétrer, vous y verrez à chaque pas des hommes et des femmes flétris par le vice et par la misère, des enfants à demi nus qui pourrissent dans la saleté et étouffent dans des réduits sans jour et sans air. Là, au foyer de la civilisation, vous rencontrerez des millions d'hommes retombés, à force d'abrutissement, dans la vie sauvage ; là enfin, vous apercevrez la misère sous un aspect si horrible qu'elle vous inspirera plus de dégoût que de pitié, et que vous serez tenté de la regarder comme le juste châtiment d'un crime ! Triste compensation à l'accroissement de la richesse, que la dépression physique et morale des êtres humains qui travaillent à la produire !"
"Compensation", voilà le mot qu'il fallait absolument écrire ! C'est en effet le mot qui dit la vérité économique du mode capitaliste de production et d'échange : tout se joue sur la valeur économique de la survie des ouvriers, valeur économique qui donne le "la" au système économique mondial.
Comme nous ne le savons que trop, si le joli spectacle de la vraie exploitation a quitté le "foyer de la civilisation", il continue à être l'ordinaire de certains pays lointains.
A sa façon, l'Afrique du Sud en connaît un petit morceau, et les actionnaires de "Lonmin, basée à Londres" avaient tout profit à obtenir que, grâce aux performances des fusils de la police, le surplus de salaire mensuel à verser se soit trouvé être de 75 euros (15 %) au lieu de 500 (100 %) : le prix mondial du platine s'y trouvait directement intéressé, de même que les transferts de profits à destination de la Grande-Bretagne en particulier.
C'est donc ici que se tient la plus parfaite justice ainsi que l'ordre social démocratique le mieux distribué. Il ne servirait à rien d'en seulement gémir un peu... En y ajoutant des "peut-être"...