Voici, tout d’abord, comment ce procureur intrépide nous prépare à avaler un maximum d’invraisemblances :
« Un mythe universitaire moderne veut, en fait, que les « documents » représentent une source d’information supérieure aux récits « subjectifs » de participants directs. C’est très relatif. » (R. Conquest, La Grande Terreur – Sanglantes moissons, Robert Laffont-Bouquins 1995, préface.)
Comment, immédiatement, ne pas songer, à l’aveu fait par une autre éminente protagoniste de la destruction de la réputation de Joseph Staline, Hannah Arendt, qui écrivait dans la « Préface » datée de la période juin 1966-novembre 1971 de son ouvrage initialement publié en 1949 : « Les Origines du totalitarisme »…
« Seule addition importante à nos connaissances, le contenu des archives de Smolensk (publiées en 1958 par Merle Fainsod) a montré à quel point la pénurie du matériel documentaire et statistique le plus élémentaire demeure l’obstacle décisif à toutes les recherches sur cette période [1929-1953] de l’histoire de la Russie. » (H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, Gallimard 2002, page 198.)
Ainsi, en 1995, quatre ans après la chute de l’U.R.S.S., et alors que, peut-être, certaines archives pourraient enfin parler, n’y aurait-il toujours pas plus de documents qu’en 1949, ou encore en 1958, ou même en 1968, ou bien en 1971, sans parler de 1985 ?
Obstacle décisif, encore et toujours ?
Pas nécessairement, considère monsieur Conquest, qui nous assène immédiatement cet argument décisif :
« Nous ne possédons strictement aucun document (sinon deux ou trois traités, et encore, transmis de seconde main) sur la deuxième guerre punique, alors que nous sommes pourtant assez bien informés à son sujet. »
Avec Staline, nous voici renvoyé(e)s à l’absence de documents concernant ce qui avait pu se passer au troisième siècle avant J.-C…. Pourquoi donc se fatiguer à rechercher des sources précises – et dûment répertoriées – sur quoi que ce soit qui pourrait dénoncer cet abominable personnage… si proche de nous dans le temps ? Tous les bobards se trouveront d’abord à égalité : il suffira ensuite de faire le tri pour construire des démonstrations adéquates !…
Eh bien, non, nous rétorque immédiatement notre auteur ! Certes, il nous est arrivé d’aller sur ce mauvais chemin, mais nous en sommes revenus depuis longtemps…
Il y avait donc le cas des guerres puniques, avons-nous dit, or, écrit-il immédiatement après les mots « à son sujet » :
« De même, les seules sources raisonnablement véridiques dont disposait un historien du stalinisme étaient les données transmises par des émigrés ou des transfuges. » C’est bien là où nous avons fauté, car, le reconnaît-il bien volontiers (et c’est la suite immédiate) : « Toutes n’étaient pas pertinentes, et de loin, et les lacunes restaient profondes. »
Mais – et voilà qui change tout définitivement et sans qu’il faille davantage s’inquiéter d’éventuels documents – (nous citons toujours sans rien couper) :
« À la fin des années 60, cependant, les révélations de l’époque khrouchtchévienne permirent de les compléter. »
Au surplus, déjà mordu plusieurs fois, Robert Conquest a pris une assurance tous risques que voici :
« Aucune source, qu’elle soit documentaire, de première ou de seconde main, n’est infaillible. »
Ah, faible monde, que le monde humain !
Mais, Staline, voilà le mal absolu, et qui ne souffre aucune démonstration !
Michel J. Cuny