Même si Thomas Piketty est encore vraiment trop jeune pour radoter, le voici qui répète en haut de la page 74 - et juste avant la brutale mise en garde qu'il vient de nous adresser - ce qu'il avait déjà écrit dans le dernier paragraphe de la page 72 :
"Dans un premier temps, nous allons prendre comme donnée l'inégalité des revenus du travail et du capital, et nous allons concentrer notre attention sur le partage global du revenu national entre capital et travail."
Il n'a pas tort puisqu'il s'agit là d'un élément essentiel de l'idéologie dominante de la démocratie méritocratique qu'il convient de ne jamais cesser de seriner au bon peuple... Et c'est aussi un moyen assuré, pour lui, de se convaincre d'une équivalence travail-capital qui doit pourtant, en son for intérieur et à certains moments choisis, le faire doucement rigoler... et peut-être même lui offrir parfois la figure touchante d'un rire plutôt jaune.
En tout cas, jusqu'à présent, ça marche : les jeunes générations n'ont pas encore bien vu comment la facture qui les attend s'allonge... Ainsi gagneront-elles beaucoup à regarder ce que Thomas Piketty a déjà rassemblé pour leur édification, et sans peut-être en avoir lui-même une totale conscience.
Mais Thomas Piketty sait surtout que ça pourrait très bien finir par péter, et c'est ce qu'il ajoute, avec les quelques réticences d'usage, dès la phrase qui suit immédiatement son retentissant "Que les choses soient bien claires". La voici :
"Certes, l'inégalité capital-travail est extrêmement violente sur le plan symbolique." (page 74)
"Symbolique" : il ne croit peut-être pas si bien dire... D'ailleurs, tout est dans le tiret qu'il a placé entre "capital" et "travail" : évidemment, c'est un fusil. Tout dépend ensuite du sens dans lequel se déplacent les balles : exploitation ou révolution. En Afrique du Sud, ils sont vaccinés (piqûre de rappel) et savent parfaitement ce que cela a voulu dire pour eux. Les actionnaires de Londres aussi. Et ainsi va le monde.
Où, partout, les deux camps connaissent bien la cicatrice qui signe la présence d'une articulation symbolique au sens où je me permets de la déduire du travail de Jacques Lacan (cf. http://jacqueslacanviamicheljcuny.hautetfort.com).
NB. Cette dénomination, "articulation symbolique", s'appuie très directement sur l'origine grecque du terme "symbole". Le σύμβολον est un objet brisé en deux, qui peut être reconstitué en faisant s'emboîter les deux moitiés selon l'articulation très spécifique que constitue la ligne de fracture qui les sépare. Pour sa part, le verbe σύμβολεω, qui renvoie à la "rencontre avec", s'oppose au mot διάβολη qui signifie la "division", et qui se retrouve en français dans "diabolique", lequel fait à son tour résonner de façon significative son opposé : "symbolique". L'effet de rupture se trouve transcrit dans une cicatrice qui fait écriture. Comme bien d'autres, Thomas Piketty fait, lui, mine d'y voir une ligne de partage...