En 1995, Robert Conquest ne peut qu’en faire l’aveu :
« Le seul point capital sur lequel les incertitudes demeurent est le nombre de victimes. Pour la période de la terreur paysanne, ce chiffre est aujourd’hui établi, à un million près environ (une marge d’erreur qui équivaut à une remarquable mise en accusation du stalinisme !). »
N’est-ce pas ?
Et c’est bien ce que, déjà, Hannah Arendt écrivait un quart de siècle plus tôt à propos des :
« crimes gigantesques du régime stalinien qui, après tout, ne consistèrent pas seulement à calomnier et à exécuter quelques centaines ou quelques milliers de grandes figures politiques et littéraires, qu’il est toujours possible de ‘réhabiliter’ à titre posthume, mais aussi à exterminer des millions, littéralement incalculables, de gens que personne, pas même Staline, n’aurait pu soupçonner d’activités ‘contre-révolutionnaires’. » (Les Origines du totalitarisme, etc., page 241.)
Comme Robert Conquest le dit :
« Ce chiffre est aujourd’hui établi. »
Pour les imbéciles qui n’en sont certes pas à un million près… Quelle boucherie, toutefois ! Ça fait vraiment plaisir à imaginer… Décidément, ce Staline… Chapeau bas ! Même les cadavres n’y sont pas… À un million près, bien sûr… Quel merveilleux escamoteur !… Mais quel coupable idéal !…
Et puisque ça rentre comme dans du beurre, n’hésitons pas, ami Robert, à pousser les feux au maximum :
« À propos de la famine de 1933, le dernier ouvrage universitaire russe [où ça ? lequel ?] sur la démographie russe de l’époque révèle un excédent de huit millions de décès en 1933 par rapport à 1934. »
Ben, en voilà huit… si nous comptons bien… Les imbéciles sont de plus en plus transportés !… Vas-y, Robert, continue :
« Si nous ajoutons d’autres victimes de la collectivisation, nous atteignons aujourd’hui un minimum d’une dizaine de milliers de victimes, au cours de cette phase antérieure à 1937. »
Ici, toutefois, il faut tout de même se pincer un peu : n’y a-t-il pas une petite erreur de rédaction ? de transcription ? de traduction ? Nous sommes au désespoir… de devoir relire qu’il ne s’agit bien que d’une dizaine de milliers de victimes. Staline, rien qu’avec des dizaines de milliers de victimes, voilà qui ne peut manquer de décevoir les imbéciles… Serait-il retombé en deuxième division ?
Non, non, assure Robert, il n’y a pas eu baisse de régime, c’est du moins ce que nous devons pressentir « sans doute », sous peine de nous laisser cruellement décevoir par notre héros sanguinaire préféré :
« Entre 1937 et 1953, le nombre de morts ne fut sans doute pas très inférieur à ce qu’il fut de 1930 à 1937. »
Eh oui, on ne change pas si facilement une équipe qui gagne. Il n’y a qu’un embarras : devons-vous, avant, pendant et après 1937, compter en dizaines de millions ou en dizaines de milliers ? Des milliers, quand on n’en est pas à un million près comme Robert, c’est un peu mesquin… Il faut donc plutôt en tenir pour les millions… C’est d’ailleurs ce que Robert fait immédiatement :
« La Russie post-soviétique [mais oui, ça existe scientifiquement] évoque les victimes du stalinisme en parlant des « Vingt Millions » [il faut ici s’enchanter des guillemets et des majuscules qui officialisent le propos de la Russie post-soviétique], une expression qui ne peut évidemment prétendre donner une estimation exacte ; mais l’ordre de grandeur est vraisemblable. »
Donc plutôt des dizaines de millions que des dizaines de milliers : et c’est justement tout ce qu’il y a de plus vraisemblable, même si nous avons un peu frémi d’avoir mis un temps le pied en deuxième division…
Mais, ce bon Robert veut maintenant nous faire rêver à la division d’excellence… Car, il se pourrait bien qu’il y en ait une. Avec ce brave Staline, on peut décidément s’attendre à tout :
« À ces morts, il convient d’ajouter les millions de gens qui passèrent de longues années à travailler comme des esclaves ; ici [et pas ailleurs, bien sûr], les chiffres totaux font l’objet de discussion, et ceux qui prétendent les avoir parfaitement établis n’ont eu accès jusqu’à présent qu’à une documentation notoirement incomplète. »
Et revoici la main satanique de Joseph Staline…
Michel J. Cuny