Ayant avancé toutes les bonnes raisons qu'il a de s'en tenir à son analyse en termes de parts de gâteau, nous ayant même mis assez brutalement en garde contre toute velléité de contrarier son appétit, Thomas Piketty nous explique - et peut-être à une frange politique particulière - qu'il dispose éventuellement de la bonne manière de poser la question de la dimension des parts... en démocratie méritocratique :
"Compte tenu de tous ces éléments, quel est le « bon » niveau de partage capital-travail ? Est-on bien sûr que le « libre » fonctionnement d'une économie de marché et de propriété privée conduise partout et toujours à ce niveau optimal, comme par enchantement ? Comment dans une société idéale, devrait-on organiser le partage capital-travail, et comment faire pour s'en approcher ?"
Pour peu que l'on veuille bien voir dans le tiret qui lie le capital à l'exploitation du travail tout ce qui s'y trouve de tragique, il est assez évident que le reste s'inscrit délibérément dans un contexte purement fantasmatique : "bon" niveau, partage, "libre" fonctionnement, niveau optimal, société idéale.
Mais nous ne perdons pas de vue qu'au-delà de l'emballage idéologique qu'il croit devoir donner à son travail - pour des raisons qui le regardent, et qui ne sont peut-être pas toutes aussi mauvaises qu'il y paraît pour l'instant -, Thomas Piketty a rassemblé une masse considérable d'informations qui devraient nous permettre d'avancer avec lui sur un terrain jusqu'alors méconnu, et susceptible de devenir particulièrement révélateur de certaines faussetés idéologiques et politiques de notre univers quotidien, en nous permettant de détricoter toute une partie de l'idéologie économique dominante.
Et voilà que cela démarre en fanfare :
"Que sait-on exactement de l'évolution du partage capital-travail depuis le XVIIIème siècle ?" (page 75)
Pour celles et ceux qui ont eu l'occasion de se pencher un peu sur la trajectoire de vie d'un Voltaire (cf. http://voltairecriminel.canalblog.com), cette question retentit comme un électrochoc...
Or, la page suivante nous inflige un second choc, puisque, sans que nous ayons pu en trouver la moindre trace dans ses "Hauts revenus en France au XXème siècle" (Hachette Littérature 2006), voici que Thomas Piketty nous fournit une liste très améliorée des chocs du « premier XXème siècle » (1914-1945)...
"A savoir la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique de 1917 [bravo, monsieur Piketty !], la crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale." (page 76)
Ce qu'il fait suivre immédiatement des conséquences que ces chocs ont pu avoir - mais dans ce cas, que faudra-t-il attribuer plus particulièrement à la survenue de la première révolution prolétarienne accomplie ? - sur :
"[...] les nouvelles politiques de régulation, de taxation et de contrôle public du capital." (page 76)
En tout cas, selon les documents qu'il a pu consulter à force d'années de dépouillement, le résultat de ces bouleversements serait bien là, et Thomas Piketty l'affirme :
"Ils ont conduit à des niveaux historiquement bas pour les capitaux privés dans les années 1950-1960." (page 76)
Voici une première chose. Mais l'appétit venant en mangeant, Thomas Piketty nous offre une suite qui détonne, là aussi, avec le contenu de son précédent ouvrage par le fait que l'anéantissement des fruits de la révoltion bolchevique et la montée en puissance d'une autre révolution (une contre-révolution !) y occupent une place qui n'est peut-être pas qu'anecdotique :
"Le mouvement de reconstitution des patrimoines se met en place très vite, puis s'accélère avec la révolution conservatrice anglo-saxonne de 1979-1980, l'effondrement du bloc soviétique en 1989-1990, la globalisation financière et la dérégulation des années 1990-2000, événements qui marquent un tournant politique allant en sens inverse du tournant précédent, et qui permettent aux capitaux privés de retrouver au début des années 2010, malgré la crise ouverte en 2007-2008, une prospérité patrimoniale inconnue depuis 1913." (page 76)
Suspense : Thomas Piketty va-t-il vraiment sortir de sa petite affaire de partage des sucreries à l'intérieur de la chère démocratie méritocratique ?... Pas sûr.