Thomas Piketty est arrivé sur le sujet de l'ouvrage Le capital au XXIème siècle, que nous analysons ici, après avoir consacré plusieurs années à un important travail qu'il a publié sous le titre : Les hauts revenus en France au XXème siècle. Il était ainsi d'abord devenu un spécialiste reconnu des "revenus". D'où le rôle que joue pour lui la notion même de revenu. Et par extension, celle de revenu national.
C'est avec cet instrument qu'il a décidé de partir à la conquête des conditions de partage, de répartition, du gâteau produit dans le contexte de l'exploitation de l'être humain par l'être humain... Ce qu'exprime l'apparition du mot "capital" dans le titre. Or, le revenu national offre un système de comptabilité qui paraît tenir debout tout seul : Thomas Piketty n'a fait que passer très vite, dans les premières pages de son nouvel ouvrage, sur les conditions de production de la valeur économique telles qu'elles ont été élaborées plus particulièrement par David Ricardo qui, lui, se situait délibérément dans le champ de l'exploitation du travail.
Thomas Piketty va nous montrer aussitôt qu'il sait très bien quel est le biais principal que présente cette notion, y compris dans le système de comptabilité le mieux accordé à la nécessité, pour les dominants, de masquer les enjeux réels de l'économie capitaliste :
"Le revenu national est étroitement lié à la notion de « produit intérieur brut » (PIB), souvent utilisée dans le débat public, avec toutefois deux différences importantes. Le PIB mesure l'ensemble des biens et services produits au cours d'une année sur le territoire d'un pays donné. Pour calculer le revenu national, il faut commencer par soustraire du PIB la dépréciation du capital qui a permis de réaliser ces productions, c'est-à-dire l'usure des bâtiments, équipements, machines, véhicules, ordinateurs, etc., utilisés au cours d'une année." (page 78)
En d'autres termes, il s'agit d'exclure de la scène de la comptabilité générale tout ce qui constitue le capital fixe. Où donc tout cela va-t-il trouver à se réfugier ? Une chose est sûre, grâce à cette réduction phénoménologique (= mise entre parenthèses), l'analyse n'aura plus du tout le même sens, et sans doute renvoie-t-elle du côté des noumènes la part essentielle du capital, celle qui intègre une part considérable des connaissances techniques et technologiques, c'est-à-dire qu'elle les confine délibérément dans la zone où Emmanuel Kant pense qu'il faut ranger tout ce qui aurait un caractère théologique : les mystères de la divinité. Ici donc, les mystères du dieu Capital...
La farine, le sucre, la crème, le chocolat, etc., tout cela, Thomas Piketty veut bien en garder par-devers soi la comptabilité, mais les installations, les fours, les couteaux, les pinces, etc., voilà qui ne l'intéresse pas le moins du monde...
Cependant, à l'en croire, ce n'est pas peu de choses, et puis, ce n'est surtout pas constitutif d'un "revenu" :
"Cette masse considérable, qui atteint actuellement de l'ordre de 10 % du PIB dans la plupart des pays, ne constitue un revenu pour personne : avant de distribuer des salaires aux travailleurs, des dividendes aux actionnaires ou de réaliser des investissements véritablement nouveaux, il faut bien commencer par remplacer ou réparer le capital usagé." (pages 78-79)
Oui, et alors ? Alors, répond Thomas Piketty, mais c'est bien simple :
"Et si on ne le fait pas, alors cela correspond à une perte de patrimoine, donc à un revenu négatif pour les propriétaires." (page 79)
Ce qu'à Dieu ne plaise ! C'est bien pourquoi il faut laisser à Dieu la charge de s'en occuper, si l'on veut qu'il y ait bien toujours des propriétaires qui ne se ruineront pas pour si peu.