Suivant pas à pas le travail d'analyse d'Adam Smith, et notamment sa prise de position relativement au "découpage" de la valeur économique des biens produits en système capitaliste, Karl Marx écrit (dans l"Introduction" déjà citée) :
"Après avoir décomposé le prix de toutes les marchandises prises isolément aussi bien que le « prix total ou la valeur d'échange du produit annuel du sol et du travail de chaque pays » en ses trois sources de revenu des salariés, du capitaliste et du propriétaire foncier, c'est-à-dire le salaire, le profit et la rente foncière, il est cependant obligé d'introduire subrepticement un quatrième élément, le capital."
Avant même de pousser plus loin, nous sommes conduits à constater qu'Adam Smith a suivi le chemin inverse de Thomas Piketty : le premier se voit contraint, par une nécessité dont nous ne savons pas encore quoi penser, d'ajouter le capital à l'endroit même où le second le soustrait pour prétendument développer la problématique du capital à partir d'une histoire des revenus...
La réinscription, par Adam Smith, du capital dans une analyse de la valeur économique produite, qu'il avait d'abord limitée à l'addition des différents revenus, se fait à travers la distinction qu'il nous présente ici entre le revenu brut et le revenu net :
"Le revenu brut de tous les habitants d'un grand pays comprend tout le produit annuel de leur sol et de leur travail ; le revenu net comprend la partie dont ils peuvent disposer après déduction des frais de conservation 1° de leur capital fixe, 2° de leur capital circulant ; ou la partie que, sans toucher à leur capital, ils peuvent réserver à leur consommation immédiate ou dépenser pour leur entretien, leur confort, leurs distractions."
Sans doute est-ce ici ce que Thomas Piketty souhaite retrouver dans le revenu national... Affaire du gâteau qu'on se partage. Il ne pourra donc qu'applaudir à la formule utilisée par Adam Smith immédiatement après la précédente citation, et à propos de ces mêmes habitants :
"Leur richesse véritable est en proportion non pas de leur revenu brut, mais de leur revenu net."
Exit la question du capital. Voilà ce qu'on pourrait qualifier de réflexe de consommateurs... ou de petits-bourgeois.
Or, même réduite à son allure de gâteau, la marchandise ne peut faire totalement oublier qu'elle provient de la mise en oeuvre d'un capital. Elle n'est pas un objet quelconque, tombé là par hasard. Elle s'inscrit dans un projet entrepreneurial, dirait-on aujourd'hui. Elle est le produit, et l'une des figures principales de l"essence" du capital lui-même, justement.
Ainsi, réagissant à ces propos d'Adam Smith, Karl Marx écrit-il :
"Le capitaliste individuel, comme toute la classe capitaliste, autrement dit la « nation », reçoit, au lieu du capital consommé dans la production, un produit-marchandise dont la valeur - qui peut être représentée par les parties proportionnelles de ce produit - remplace, d'une part, la valeur-capital dépensée et forme donc un « revenu » (au sens littéral, dérivé de « revenir »), mais nota bene, un revenu du capital ; d'autre part, des éléments de valeur qui « sont répartis entre les divers habitants du pays, soit comme salaire de leur travail, soit comme profit de leur capital, soit comme rente de leur bien foncier » - bref, ce qu'on appelle communément revenu."
S'en tenir à la façade "gâteau" (revenu simple), c'est perdre de vue la façade "revenu du capital"... Sans doute Thomas Piketty le sait-il très bien.