Voilà donc la direction du Monde temporairement « vacante » au beau (pas vraiment !) milieu des péripéties que l’on sait. Quelle que soit l’issue – il faudra bien en trouver une pour redonner au village Potemkine Le Monde une apparence « normale » – l’ancien journaliste « maison » que je suis est traversé par deux ou trois réflexions qui risquent de demeurer d’actualité un certain temps.
La pièce qui se joue est à la fois une farce et un drame. Une farce parce que les actionnaires ont tous pouvoirs, comme ils viennent de le rappeler avec une certaine brutalité et il faudra sans doute que la rédaction se plie tôt ou tard à leur volonté, celle du moment ou celle qu’ils inventeront ensuite, en tant que de besoin. L’usine à gaz, modifiable à l’infini, de la désignation du directeur ou de la directrice du journal, est aussi devenue la leur. Il en est ainsi depuis l’éviction du dernier directeur, au sens véritable du terme, qu’ait connu ce journal : Eric Fottorino.
Les déclarations contraires sur le sujet, la vision optimiste de la tuyauterie de ladite usine, les soupapes de sécurité grossies à la loupe, exhibées à l’envi pour rassurer les craintifs, les archaïques oiseaux de malheur, tout cela est méritoire, sympathique, mais ne sert qu’à habiller les façades du village d’illusoires couleurs, dignes, sinon pimpantes.
Une farce, encore, parce que dans le détail, depuis la vente du Monde au trio Bergé Niel Pigasse, toute « élection » d’un directeur doit impérativement se terminer par un plébiscite automatique et vide de sens… ou par une crise, comme on le voit aujourd’hui. Une farce, enfin, parce que chaque épisode –et ils sont devenus dangereusement fréquents – donne lieu à tout ou partie des mêmes saynètes : à l’extérieur, micro-mouvements d’infinitésimales troupes dans la plaine germanopratine ; à l’intérieur, essais de jonctions avec lesdites troupes, quand elles ne sont pas sollicitées, et/ou tentatives, le plus souvent sincères mais fatalement un peu courtes, de saisir le hochet du poste directorial momentanément agité au dessus des têtes. Dura lex (banale) du capitalisme, dans la presse comme ailleurs : qui paie, commande, et n’affecte que dans les meilleurs (rares) moments de ne pas le faire. Vrai au Monde ; vrai à Libération.
C’est ici que nous touchons au drame : à la fin des fins, quelles que soient les répliques, drôles ou tristes, du spectacle électoral du boulevard Blanqui, le poste de directeur du journal est désormais, en rupture avec toutes les pratiques (les meilleures et les autres…) de l’avant-trio BNP, une coquille presque vide.
J’entends déjà les chœurs majestueux : représenter, comme on dit, le journal à l’extérieur, appliquer des milliers de paraphes au bas de milliers de lettres et documents, être présent dans d’innombrables instances, signer de temps à autre un éditorial (même si on ne l’a pas soi-même écrit), faire bonne figure dans les shows du monde publicitaire et des industries culturelles, ce n’est pas rien ! Eh bien si, ce n’est presque rien, même si ce presque rien est épuisant. Et pourquoi ? Parce que le directeur du Monde n’est plus le directeur de la publication, symbole décisif, structurant et non pointe d’épingle juridique, comme on me l’a maintes fois opposé lors de mes ultimes semaines de présence au Monde. Parce que le directeur du Monde est désormais soumis, en dépit des torrents de sourires qui sont censés signifier que non, pas du tout, mais voyons…, à l’autorité du directeur général nommé par les actionnaires. Au risque de passer pour un doux rêveur, je soutiens que ce doit être le contraire.
En ce sens, triste, il est donc indifférent que Jérôme Fénoglio, ou qui que soit d’autre, devienne ou pas directeur. Seule surnage la tonalité du moment : après la brève phase de sévérité qui avait immédiatement suivi le moment euphorique ou résigné de la vente du Monde, après quelques années passées dans une atmosphère « follevillienne », les actionnaires haussent le ton. La ronronnante rengaine (les équipes sont formidables, on est à fond sur le Net…sans négliger le print) ne suffit plus. La rédaction est sommée sans équivoque de prononcer elle-même la fin de son indépendance, même potemkinienne.
J’ai un humble témoignage et une question, angoissante, j’en conviens, à léguer à mes anciens camarades et aux lecteurs. Mais pas seulement.
Errements, courtes vues, illusions du passé de ce journal : je sais tout cela pour en avoir été pendant près de quatre décennies témoin et/ou acteur, parmi tant d’autres. Au spectacle de la farce-drame d’aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de me souvenir et de (me) demander : dans l’indépendance, l’esprit collectif d’un journal est ardent. Une belle loi, pour le coup, un capital aussi important que LE capital. C’est vrai : la chair, parfois, est faible : on l’a éprouvé, au « Monde », autant qu’ailleurs. La barque avance, plutôt avançait ainsi, souvent de manière incertaine, souvent à coups de gaffes.
Mais quand l’indépendance a été vendue (et toutes les subtiles usines à gaz institutionnelles spécialisées de la Terre n’y changeront rien), qu’est-ce qui reste ? Une super-marque-de-presse que-les-équipes (formidables)-font-vivre-sur-le-Net-sans-négliger-le-print ? Pas mal. Insuffisant.
Le passé de ce qui fut la presse indépendante d’après-guerre n’est pas un âge d’or qu’un coup de baguette magique trempée dans la nostalgie pourrait restaurer : il n’est ni possible ni souhaitable de cultiver cette illusion. Mais la phase, du reste chaotique, de transition vers ce qui a conduit à la situation actuelle, a mis en mouvement, dans le cas du Monde, des éléments que tous auraient vraisemblablement intérêt à ré-examiner à nouveaux frais. Je veux désigner très clairement les débuts de l’ère Jean-Marie Colombani/Alain Minc, avant les dérèglements variés qui devaient conduire au plongeon final. Un capital plus diversifié qu’actuellement et imprenable, un jour, dans le futur, par quelque duo ou trio que ce soit, si honorable soit-il ; un engagement financier collectif réel et responsable de la rédaction (car l’actuel « pôle d’indépendance » du Monde connaîtra le sort de tous les pôles : il fondra, un jour ou l’autre) : est-ce définitivement infaisable, est-ce ringard ?
Le chœur : on verra plus tard, mais pour ce qui est de l’urgence ? Moi : ici et maintenant la rédaction accepte le directeur proposé par les actionnaires, qui lui restituent le titre de directeur de la publication. Ensuite, au travail pour les grands chantiers de demain et d’après-demain !
Michel Kajman, ancien journaliste au « Monde »