Commentant l’aphorisme bien connu du Christ « Il est plus facile à un chameau du passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », le philosophe catholique et antifasciste Guiseppe Rensi (1871-1941) affirme que tout compte fait, le riche qui dépense sans compter sa fortune a bien plus de chances d’entrer au paradis que celui qui, bon père de famille, économe et prévoyant fait fructifier son bien, meurt encore plus riche encore qu’il ne l’était à sa naissance, laissant un riche patrimoine à sa progéniture. Celui qui respecte sa fortune est condamné à cause « de l’honnête et vertueux amour qu’il éprouve pour ses biens ». Celui qui la dilapide « comprend qu’elle ne signifie rien ». (Lettres spirituelles d’un philosophe sceptique, Allia 2015). « Nous ne sommes rien, soyons tout » clame l’internationale, ce qui ne veut certainement pas dire « nous n’avons rien, ayons tout ». Et pourtant, c’est bien ce que les épigones bureaucrates du « socialisme réel » ont voulu faire croire à leurs administrés. C’est aussi ce que la finance revendique pour elle : plus de ce rien. En y ajoutant un concept redoutable : la fin justifie les moyens. Tout a un prix, vertu incluse. Oubliant - ou faisant semblant d’oublier - que dès le Ve siècle Platon considérait que la vertu « n’est rien d’autre qu’un retournement complet (periagogé) du monde des choses ». (La République). L’ethos ayant disparu dans les limbes d’une abondance insignifiante, il est devenu nécessaire d’encadrer les notions de « bon » et de « bien » par des jugements de valeur - essentiellement paternalistes - : bon élève, bien faire, bonne voie, bien comprendre, bonne interprétation, bon point, bonne attitude, bien pensant, bonne conscience, etc. Le mal (comme attitude et comme action) devenant une question de moyens : quand on en possède rien ne vous empêche d’être mauvais. C’est en tous les cas le point de vue des gouvernants concernant les fraudeurs du fisc, les armateurs et autres milliardaires : si on les sanctionne, ils iront ailleurs. Le « bon citoyen » est forcement vétuste, puisqu’il n’a pas d’accès aux paradis fiscaux, à cet au-delà post moderne, loin des rivages infernaux (de la loi). Au sein de cet environnement essentiellement immoral, où le philosophe tueur de l’altérité et du sens acquiert une irresponsabilité jadis apanage des rois, ne résiste que l’indignation de l’image. A condition qu’elle soit éphémère. Cela devient essentiel pour les gouvernants, en réalité des gestionnaires de l’instant, ayant à jamais banni l’anticipation. Le scandale instantané de l’image jouant un rôle cathartique afin d’effacer le scandale permanent de leur inefficacité. D’où le flux d’images éclatées et contradictoires qu’il faut consommer et jamais interpréter. S’il faut y donner un sens, il serait celui d’un monde ingérable ou seuls ses gestionnaires pourtant maladroits peuvent éventuellement faire quelque chose. Certainement pas ce citoyen consommateur d’images, perdu dans les méandres d’un flux de sensations menant à des réactions brusques et irresponsables : il faut qu’il soit paralysé, inhibé, intériorisant sa propre inefficacité. Son opinion compte, pour un seul instant. Ce qu’il sent sera remplacé demain par une autre sensation, venant de ce flux interrompu d’images parfois vaines, parfois signifiantes, toujours éphémères. Comme la parole n’a plus de sens, si une sensation persiste un peu soit-il, les gouvernants organiseront réunions et sommets, preuve de la bonne voie qu’ils suivent, le temps qu’une autre image efface chez le citoyen la précédente. Pour ce, le choix est un abysse sans fond et sans fin, comme toute drogue.
A suivre