Décidément, nous vivons une époque de décadence accélérée. De celles que le temps écoulé considérera au mieux comme obscurantiste et cynique, au pire comme insensée et futile. Tandis que des experts du monde entier se creusent les méningues pour savoir depuis quant nous sommes rentrés à l’ère de l’anthropocène (est-ce vers 1600 quant les échanges avec les Amériques globalisent les échanges, est-ce vers 1850 et le début de la révolution industrielle, est-ce dans l’après guerre et les effets sur le climat des bombes et des accidents nucléaires), notre élite politique et intellectuelle discoure sur les Pokémon et le burkini. Qui sont des sujets similaires indiquant le vide de la pensée et le travestissement de la techné en outil redoutable de l’insignifiance et du futile, mais deviennent, aux sein des pouvoirs multiples, des armes idéologiques servant à occulter leur impuissance mais aussi le creux intellectuel des nos élites.
Chaque époque crée les histoires mobilisatrices et les mythes qu’elle mérite. Les dieux, les Etats, les Nations en font partie, tout comme les sociétés à responsabilité limitée, les droits de l’homme, l’égalité des sexes, l’Etat de droit ou le progrès. Ce sont des idées, créés souvent pour le meilleur parfois pour le pire, mais qui ont l’avantage de fédérer les hommes et de leur permettre d’avoir des objectifs communs.
Ce qui détermine un état de décadence c’est justement la stagnation des objectifs communs, la restriction de la curiosité et de l’anticipation, la sublimation de la nostalgie, la multiplication des peurs et des interdits, la sidération du futur, le monologue institutionnel qui a comme conséquence l’atomisation d’un individu désormais incrédule. Les jardins sublimes des almoravides en Andalousie ou le palais flamboyant de Versailles, cachaient la fin d’une époque qui verrouillait le futur au nom d’un absolutisme nostalgique se désirant immuable. La Reconquête, le progrès, la révolution ne sont que des idées, mais le fait qu’elles soient partagées et intériorisées les transforme en imaginaire actif, c’est à dire en une réalité imaginée. Et il faudra d’autres, au moins aussi puissantes et partagées, pour les rendre caduques. Tous les pouvoirs, quelle que soit leur assise, leur puissance militaire, leurs lois répressives doivent s’appuyer sur une réalité imaginée largement partagée. Sinon ils déclinent. C’est ce qui arrive aujourd’hui. Et ce n’est pas les comptines éculées des pouvoirs et de leurs relais télévisuels, ou l’idéogramme du marché en crise permanente, ni la chasse au Pokémon et l’interdiction du burkini qui changera la donne. Car, à force de promouvoir un individu enfermé dans un consumérisme béat, les élites ont créé des citoyens incrédules, c’est-à-dire démunis de mythologie partagée. La crise permanente générant une frustration tout aussi permanente, porteuse de l’idée radicale de l’insubordination, certes encore polymorphe mais annonciatrice d’un nouvel imaginaire actif.