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Billet de blog 5 décembre 2015

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Notre temps et le leur

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sans sacrifier à l’esprit binaire, il faut cependant décanter : soit les djihadistes sont une émanation du Moyen-Age conquérant musulman, soit ce sont des clones du totalitarisme nazi. Soit ce sont des  nostalgiques du califat de Bagdad, soit un pastiche des régimes totalitaires de nos Etats Nations. Parce que, entre ces deux notions il y a, du moins dans notre histoire, un processus qui mène aux Lumières, à la Révolution française, aux nationalismes européens, au colonialisme, aux aires d’influence de nos empires coloniaux, dont l’accord Sykes-Picot partageant le Levant reste une référence que le Califat de l’Iraq et du Levant s ‘est donné comme tâche prioritaire « d’abroger ».

Dans toute cette affaire, appréhender les multiples facettes  du temps reste  primordial. 

Au sein même du Daech plusieurs temps s’entrechoquent : le temps des attentats terroristes, une sorte de court circuit qui concentre chez les perpétrant ces actes une double vie allant de la naissance à la vie éternelle ; le temps esthétique - mais aucunement historique - de l’empire du califat de Bagdad qui lui, n’a pas été détruit par les « croisés » mais par les Mongols et qui doit son âge d’or non pas à ses guerriers mais à ses marins et ses marchands ; le temps du désenchantement du nationalisme arabe qui se perd et se disloque en même temps que l’empire ottoman, période où l’occident célèbre Laurence d’Arabie mais « oublie » Sykes et Picot,  à la  genèse des trois pays qui en découlent, et au sein desquels il intervient :  hier au Liban, aujourd’hui en Syrie et en Iraq. Enfin, le temps primordial, à caractère dynastique et nullement eschatologique qui sépare le sunnisme du shiisme, de leurs ramifications religieuses ou claniques et de leur instrumentalisation par les Etats voisins et les grandes puissances d’hier et d’aujourd’hui.  

Quoi qu’il en soit cette profusion de temps et leur entrelacement crée une confusion que l’Occident perçoit parfois, mais qui l’empêche d’analyser ses propres impasses temporelles. Sans vouloir insister sur les anachronismes symboliques agissants, du genre Charles Martel ou Jeanne d’Arc, qui sont des temps idéologiques, notre temps actuel est certes la somme de notre histoire mais, lui aussi, fait des impasses et s’adonne à des contre - sens et des confusions qui l’empêchent de s’observer. Les symboles qu’il utilise  portent en eux mêmes des séquelles qu’il refuse de voir. En ce sens, le chant de la « Marseillaise » est caractéristique : elle glorifie une violence intrinsèque à toute genèse qui indique très clairement que la révolution française  se construit sur les corps guillotinés des représentants de l’ordre précédent et sur des victoires militaires sur les royaumes avoisinant. Sans vouloir pousser le paradoxe jusqu’à affirmer que les terroristes du Daesh n’auraient rien à redire sur les paroles de ce chant subversif,  on peut toujours faire remarquer que le temps de la révolution n’est plus notre temps, et que les valeurs célébrées (liberté, égalité, fraternité) aussi bien par les dirigeants que par les citoyens ne le sont pas de manière identique. Pour les premiers, il s’agit d’un patrimoine instrumentalisé ; Pour les seconds une exigence, un paradis perdu et idéalisé, un manque, une perte. Ca ne rappelle rien ?

Le temps imagé, idéalisé, lisse les temps forts de cette histoire, les rend uniformes et vectorielles, essaie d’effacer les enjeux, les contradictions, dessinant une carte postale hors temps ou la Commune de 1871 coexiste avec les ligues de 1932, Napoléon avec Robespierre, Voltaire avec Paul Morand, les Invalides avec les terrasses de cafés. Avec cette confusion, notre société ne  paraît  pas contradictoire - tout au plus stratifiée -, et peut, en même temps, glorifier un mode de vie idéalisé, bigarré, complexe, et s’apprêter à voter massivement pour le Front National. Tout simplement parce que ce dernier s’obstine à indiquer que notre pays reste une arène romaine où possédants et possédés, riches et pauvres, villes et campagnes sont opposés par des contradictions violentes. Cependant sa carte postale à lui est aussi mystifiée que l’autre : tandis que le pouvoir lisse un passé de ses violences pour dessiner un monde sans passé, le FN choisit un passé univoque, figé, aussi hors temps et hors histoire que le califat de Bagdad.

Comme le fait remarquer Yannis Varoufakis, le mot idiot vient du Grec   (idiotis) et signifie seul, indépendant, désengagé, détaché des affaires de la Cité.  Aristote dirait inutile. Effacer le temps, soit en le figeant soit en l’accélérant pour faire vivre la Cité au sein d’une urgence permanente, dépossède le citoyen de sa mémoire, le paralyse, le transforme en pantin. C’est sans doute pratique pour ceux qui le dirigent ou le manipulent, mais une société composée de citoyens inutiles est éminemment fragile. Le califat de la Syrie et du Levant nous le rappelle tous les jours.

Notre société doit se réapproprier son temps réel. Celui de la complexité. Celui de la lutte des classes. Celui des choix et de l’émancipation. Celui de la lecture du passé et de l’avenir. Sans les déformations unanimistes et lénifiantes qu’on lui sert du matin au soir. S’il n’y a plus de grand soir, il n’y a pas non plus une fatalité de l’urgence. 

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