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Billet de blog 9 février 2013

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Crise de sens, crise de hiérarchisation

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Ton seul libérateur c’est toi, criait dans le noir du dédain Wilhelm Reich voulant inciter le citoyen à penser et surtout à sentir plutôt que subir pulsions et idées préfabriquées. C’était une époque dure et manichéenne, qui, en enterrant le mal absolu que furent les camps d’extermination,  se permit les plus grands abus et une répression systématique de la différence, se dédouanant en se pensant le pur bien, celui qui avait gagné la guerre. D’ailleurs, pour ceux qui acceptaient et s’épanouissaient dans la norme victorieuse, le quotidien n’était pas loin de cette réalité idéalisée, indiquant que nous vivions dans le meilleur des mondes.

La guerre froide figea cette situation, le nouvel antéchrist soviétique (et ce n’est pas le moindre de ses méfaits) introduisant un manichéisme des pour et des contre perpétuant des certitudes proches de la radicalité hindouiste : les pauvres paient une faute, non pas ancestrale mais congénitale, aggravée par celle d’être communiste. Les riches, en chien de faïence et miroir déformant, étant tout simplement coupables de l’être.

Et pourtant, cette période, du fait même d’être engagée, même si les engagements étaient simplificateurs, manichéens et contradictoires, du fait aussi d’être consciente du message mortifère de la deuxième guerre mondiale, produisit des citoyens répondant à l’appel de Wilhelm Reich, assumant un vertige philosophique et existentiel aussi diversifié qu’interrogateur, qu’il soit le fait de Sartre, d’Arendt ou d’Aaron. En assumant qu’elle est en crise, c’est-à-dire en instance de jugement, la période de l’après guerre engendra la modernité : le citoyen devint acteur de son histoire, fut passionné, se trompa souvent, mais ne lâchât pas l’utopie, ni le rêve, ni le projet, qu’il soient individuels ou, plus souvent encore, collectifs.  Pendant une bonne dizaine d’années (et un peu plus dans le monde anglo-saxon), la création artistique s’adossa à ces interrogations, reprenant le flambeau de ce qui fut son apogée de l’entre deux guerres, inventant nouvelles formes de liberté et d’expression, créant, tout en la critiquant, une modernité inattendue, elle-même non exempte d’équivoques. Les luttes anti-impérialistes souvent idéalisées et celles pour une société plus juste et plus ouverte, libérée des carcans des traditionalismes, engendra un chaos situationniste dont le feed back s’infiltra autour d’une recherche effrénée du moi et un morcellement des intérêts enterrant la notion même de fraternité qui avait pourtant survécu aux trente glorieuses.  A partir de la première crise pétrolière s’installa en occident une crise permanente, c’est–à–dire le contraire d’une crise–jugement. L’homme inquiet et s’interrogeant sur les formes collectives donnant un sens à son existence fut phagocyté par l’homme panique situant le urbi et orbi nul part et subissant l’Histoire comme un mécanisme machiavélique n’ayant d’autre but que de l’amputer de ses acquis. Les luttes syndicales s’identifièrent à un combat d’arrière garde, celles de la laïcisation sociétale à des exigences minoritaires d’un moi multiple. La contestation globale en tant que concept se déplaça à la marge tandis que la globalisation financière et politique s’installa  tel un Prométhée nouveau libéré de sa damnation, comme un Dieu démiurge. 

Le temps fut segmenté à l’instar des décisions politiques qui prirent de plus en plus la forme de réponses  - toujours inadéquates – à la crise permanente mais qui, dans les faits, action après action, installèrent la suprématie du marché comme réponse globale et sa non contestation comme une évidence.  Ainsi, la crise–jugement disparût dans les limbes de l’instant, un instant anti–historique et répétitif, qui refuse d’être jugé à cause de l’urgence, elle même permanente.

Comme dans un film d’horreur, la suggestion d’une catastrophe à venir alterne avec une catastrophe choisie - quand elle n’est pas préméditée –,  mondialisation et technologie offrant à chaque instant une palette de catastrophes dans laquelle il suffit de piocher. En conséquence, rien n’est  vraiment important et tout est interchangeable comme le démontre le choix éditorial quotidien des médias. Une crise en chasse une autre, une guerre devient la précédente mais surtout pas sa conséquence. Cassez devient aisément Jeanne d’Arc, Delarue l’Ange déchu, la neige, tel un brouillard hollywoodien, efface les bombardements sur la route de Damas. Et comme un rituel lassant, les usines ferment, les citoyens s’appauvrissent, et les milliards s’accumulent (ou s’évaporent) dans une linéarité routinière incontestable.

En mai 68, deux cris annonciateurs résument, hélas, cette dérive a-historique. Jouir sans entraves et qu’est-ce qu’on veut ? TOUT.  Si en 68, ces deux slogans furent collectifs et spécifiques à une situation précise, leur intemporalité contemporaine renverse radicalement leur signification. Si les fameux 1% en ont fait leur modus vivendi, les 99% qui s’en indignent ne jouissent plus, conscients désormais que la recherche du Tout les a menés à un Rien  les enchaînant. 

Si ce constat global est nécessaire, il n’est pas suffisant. 

Prisonnier de la pensée panique, Guy Debord disait déjà : l’époque ne demande pas seulement de répondre vaguement à la question que faire, il s’agit maintenant de répondre, presque chaque semaine, à la question que se passe-t-il ? Or, comme l’indique Jaques Ellul, la « société technicienne »  tend de plus en plus à se confondre avec le « système technicien » : produit de la conjonction du phénomène technique caractérisé par l’autonomie, l’unicité ou l’insécabilité, il se définit pourtant dans l’universalité et la totalisation.  Donner à un fait, un sujet, une catastrophe, une guerre, une réforme un aspect universel et globalisateur, c’est nier la hiérarchie et la diversité de notre monde sous l’excuse que celui-ci s’est « globalisé ». C’est surtout s’abstraire du temps et de l’Histoire au nom de l’urgence et de la soi-disant « contraction du temps ».  Ce n’est pas parce que l’ont ne jouit plus, que l’on subit une panique institutionnalisée, que ce que l’on conçoit ou que l’on désire prend une valeur universelle. Pour citer Raimon Panikkar, le fait de prendre un fait pour universel est un virus venant du Nominalisme et encore d’avant ; c’est une croyance selon laquelle en connaissant les parties on connaîtra le tout, et que pour connaître nous devons nous spécialiser dans quelque chose. Ainsi, commence la fragmentation de la connaissance qui conduit à la schizophrénie du connaissant.

 Les technostructures qui nous gouvernent ont tout intérêt à perpétuer ce mythe. La responsabilité du citoyen consiste à le réfuter. A recommencer à donner un sens et du sens, à hiérarchiser, à lutter contre ce bombardement d’insignifiance inculquée

Enfin, ce n’est pas parce que les réseaux sociaux le permettent que tout serait important à commencer par ce moi idéalisé et bétonné.  Il faut peut-être revenir à Spinoza et assumer, comme lui le fait, que la distinction entre la durée et le temps confère  un nouvel éclairage à l’opposition classique entre un temps physique et un temps psychologique, car le temps façonné par la conscience imaginative produit des effets dans le monde jusqu’à être confondu avec la durée réelle des choses. Aujourd’huicela ne concerne pas uniquement la durée des choses mais aussi leur signification, leur importance et leur hiérarchie.

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