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Billet de blog 12 septembre 2013

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Mémoires de l’impensable, Chili

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J'étais assis sur le tapis, les traits tires par la fatigue, et je jouais au jeu de la stratégie avec Naoul. Il s'était passe huit jours, depuis le coup d'Etat. A Santiago, le "toque de queda"  était toujours de vigueur. Interdiction de circuler. Tout le monde reste chez soi. Police, armée, ou escadrons de la mort n'avaient pas de la sorte à vous chercher. Pour dépasser l'angoisse, il faut faire quelque chose. Donc on jouait à la "stratégie". Sur une carte de la première guerre mondiale, des troupes, (des pions bien sur), avancent, des alliances se font et se défont, et les joueurs se défoulent. On voulait changer le monde au Chili, nous voila qui recréons la carte européenne de l'entre deux guerres. Naoul, ancien Tupa, triche. Ou plutôt invente toujours de nouvelles règles. Normal. C'est lui qui nous avait introduit dans ce jeu. Et il avait passe un temps fou a dessiner toutes ces cartes. Bref, j'étais en train de perdre la Silésie, quand la porte d'entrée éclata, et un groupe de carabiniers  déferla sur nous et le tapis.

La voix de leur chef était froide et fonctionnelle:

-Chers messieurs, je m'excuse, on cherche des armes. Si on en trouve une, on sera obligés de vous passer par les armes.

Ce qui nous a le plus surpris, c'était sa politesse. On se croirait en Hollande. Cela ne nous donnait aucune possibilite de negotiation tiers-mondesque. On l'a cru sur parole.

Je suis reste cinq heures, appuye au mur, haut les mains, attendant que ces fonctionnaires sadiques, decouvrent ma Beretta, que j'avais glisse la veille, au pied du lavabo. Mais ils n'ont rien trouve.

N'ayant rien de significatif sous la main, l'envahisseur retrouva son laisser parler traditionnel.

-Vous  autres étrangers, vous sucez le sang du Chili.

-Nous ne sommes pas des paresseux, on travaille.

-Donc, vous volez le travail des travailleurs chiliens.

On était bien partis. A ce niveau de conversation, tout est négociable.

Au poste de police, puis au stade, je parlais du Parthénon, d'Onassis, de Périclès, et d'Aristote, (celui qui justifie l'esclavage). Ils me répondaient combien ils étaient civilises, pas comme les milicos, les "marinos" et autres sauvages des différents corps des forces armées chiliennes.

Faire le sale boulot, mais garder l'esprit de corps. Cela valait bien quelques billets de cinquante dollars, que je sortais discrètement de ma ceinture. Heureusement, ils étaient tous faux.

Deux choses vous évitent des surprises désagréables lors d'un interrogatoire. La naïveté et l'exotisme. Les tortionnaires aussi aiment rêver.

Il faisait moins dix, tout était glace. J'étais en train de laver les toilettes à quatre pattes. Soudainement, une botte poussa ma tète dans l'orifice des chiottes (turques), et sans  un mot, on m'obligea a faire cinquante puch-ups. Chaque fois mon nez touchait la merde que je n'avais pas encore eu le temps de laver. On me demanda de me mettre au garde a vous. Mais il me manquait un bouton. Avec un couteau, le sergent chef coupa tous les autres de mon uniforme, une bonne trentaine. Deux heures plus tard, comme tous les boutons n'étaient pas encore cousus il obligea  mes camarades de  chambre a faire des Ust-Uls le temps que je termine de les coudre. Comme, d'après lui, je tardais toujours, il me fit asseoir sur une baïonnette pour accélérer le tout. C'était en  Novembre1967, à Salonique. Un mois plus tard, je donnais des cours particuliers  de français au colonel, et je vendais des histoires pornos illustrées, fait main, à tous les grades de la caserne.

Comment devient-on un tortionnaire? Il faut d'abord prendre la vie au tragique. Manquer d'humour. Il faut être oppressé, frustré, et avoir des valeurs simples. Créer un tortionnaire c'est créer des antivaleurs. C'est-à-dire renverser plusieurs siècles de règles sociales. Cela serait impossible, si ces règles ne s'étaient pas incrustées, en s' y opposant a des instincts et  des réactions barbares.

Un tortionnaire peut enfin haïr ouvertement son prochain, et prendre plaisir à le battre. C'est quelqu'un qui s'insurge par le dicton "il ne faut pas battre une femme,  même avec une fleur". C'est quelqu'un qui considère diabolique et immorale la faculté de convaincre avec les arguments de son intelligence. Et qui jouit à rencontrer au fond de son être une joie pour une fois avouable à faire du mal, à procurer de la peine, a faire peur. Il bande, (enfin). Il se laisse aller. Il est fasciné à faire quelque chose habituellement définît comme horrible, dans la plus grande légitimité. Il suit des ordres. Mais il en jouit. Et utilise toutes ces sensations,  jusque les secrètes, à l'excès…

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