Ce fut une machine bien huilée, de celles qu’on installa durant les années d’après guerre, produit du récit manichéen et binaire racontant un monde simple, deux camps, deux visions, aussi imaginaires l’une que l’autre. Indochine, Algérie, mai 68, chute du mur de Berlin, révolution numérique, rien n’y fit. Immuables, insensibles, aveugles aux mutations vertigineuses qui se déroulaient devant leurs yeux, les deux camps n’ont supporté que d’infimes changements si on peut appeler ainsi la décadence du parti communiste, les multiples sigles dont s’affubla le camp conservateur (indiquant avec un humour aussi noir que constant le contraire de ce qu’il était), ou les volte-face répétées des socialistes et du marais centriste. Cet immobilisme institutionnel épaula pendant des décennies le processus néolibéral européen et la main mise du marché, s’accommodant, tant bien que mal, d’un développement antidémocratique technocratique et supranational qui rongeait chaque jour un peu plus leur monopole de leur gestion de l’Etat. De la sorte, sur le fond et sur la forme, leur existence prendra de plus en plus l’allure d’une scène de théâtre - quand ce n’est pas celle d’un opéra bouffe ou d’un polard médiocre -, et d’une vaine gesticulation. Cet immobilisme paraît ainsi, aux yeux des citoyens - et quelle que soit leur adhésion à ce récit originel -, comme un boulet à leur propre émancipation, comme un frein à leur volonté de s’intégrer pleinement au sein d’un monde mutant, ne serait-ce que pour le contester. Le citoyen regarde la scène politique comme un film : bon ou mauvais celui-ci l’amuse ou l’ennuie ; s’il commente parfois la réalité, il ne la change jamais. Le citoyen finit par avoir pour les acteurs politiques la pire des attitudes : une condescendance distante. Cette mise en abime du politique par lui-même génère tout naturellement une contestation, originellement à la marge mais qui finit à devenir majoritaire, puis à bloquer le train-train routinier de l’expression politique. Cela ne supprime en rien l’inquiétude citoyenne qui voit s’effondrer ses repères. Quand Raul Ruiz disait que la mondialisation nous a tous transformés en exilés c’est de cela qu’il parlait. Plus besoin de traverser des milliers de kilomètres pour se sentir loin de soi et de ses repères, nié, déraciné, amputé de son environnement le plus élémentaire, seul et isolé, condamné à n’exister qu’à travers la consommation d’objets qui ne font plus partie de son histoire - acculturé pourrait dire Levy Strauss -. Ce sentiment génère de la hargne et un désir d’être quelqu’un, d’être de quelque part, redevenir visible. L’extrême droite nostalgique, louvoyant sur l’essentiel, exploite à merveille ce sentiment de ne plus être de nulle part et pointe du doigt une caste dirigeante qui répète inlassablement que la crise n’est que comptable et que le salut se trouve dans la dégradation du peu qui reste. Costumes et emplois fictifs, rétrocomissions interfamiliales, petits arrangements entre nantis finissent par exterminer le peu qui restait de l’image de politique - saltimbanque, dont on finit par se dire qu’il coute trop cher, juste pour nous divertir. De plus en plus inaudible, l’homme politique institutionnel répond toujours la même chose : nous sommes sérieux, et tous ceux qui nous critiquent sont des populistes radicalisés. Comme si la radicalité était une maladie mentalement transmissible et non pas la conséquence de leur propre déchéance. En conséquence, les deux partis institutionnels se placent, avant même le résultat électoral, à la marge du processus politique, s’effacent par défaut, disparaissent dans les limbes de leur propre insignifiance. Les radicalisés « de droite ou de gauche », les « ni de droite ni de gauche » s’affichent arrogants, monopolisent des contre - vérités qui ont du sens en inventant un récit hors fatalité, sachant pertinemment que l’humanité a besoin de chimères.
Billet de blog 14 mars 2017
Les derniers spasmes du bipartisme français
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.