Plus une société devient complexe, plus elle est fragile. Deux crétins et un autiste suffisent pour déstabiliser une construction qui ronronne paisiblement en enfouissant délicieusement ses peurs, ses contradictions, ses impasses. En consommant les spectacles télévisuels et vides de sens de Morphée, en programmant des vacances de plus en plus courtes, et en s’adonnant avec délices au jeu du sauve qui peut, stimulé par les possédants et autres gouvernants. Cette construction est basée sur la peur. La peur de perdre dans un individualisme isolant son travail, son statut, ses maigres avantages, son mini - confort, ses soldes, ses bonus au supermarché, son argent. La pub, toujours à l’affut du réel pour mieux l’exploiter par la fiction, l’a très bien compris : désormais elle commence par les dangers qui rôdent autour de votre peau, votre portefeuille, votre voiture, votre maison ou même votre cul, puis, vous ayant bien terrorisé, vous propose le produit magique qui combattra cet ennemi intime et persistant.
Le questions que posent ces terroristes bien de chez-nous portent sur le récit : aussi débile, simpliste, primaire qu’il soit, le leur existe. Où en est le notre ? Celui que des imams analphabètes peuvent construire, pourquoi ne pouvons-nous plus le fabriquer ? D’où vient cette vacuité de sens qui permet à cette petite minorité de nos jeunes de choisir la burqa, la guerre lointaine, les actes abominables, comme seule alternative existentielle ?
Nous avons trahi notre propre être ensemble. Voilà pourquoi. Les dites valeurs, clamées par les foules immenses lors des marches citoyennes, ne sont plus : où est la fraternité ? Broyée par le rouleau compresseur de la finance qui tourne le dos au citoyen qui n’est plus, à la limite, qu’un consommateur communiant par les objets acquis. Où donc est passée l’égalité ? Comment construire et perpétuer un récit fondateur quand, chaque jour, ce que le citoyen perçoit ce sont les exceptions à la règle, à l’Etat de droit, à la justice, qu’il est bombardé de scandales, qu’il est submergé par le deux poids deux mesures ? Où se niche la liberté ? Elle se rétrécît à vue d’œil pour se transfigurer en un droit de consommer, effaçant de la terre tous ceux qu’ils n’ont plus la capacité d’acheter à la manière des idoles exhibées, transformant les exclus en esclaves désœuvrés, en zombies anorexiques, en piliers de cages d’escaliers. Où se niche la laïcité, sinon à l’abandon de l’essentiel, ce qui a comme conséquence qu’il ne reste plus à pavaner que le drapeau de la liberté du culte ? Mais depuis quand la laïcité se résume en la défense des religions ?
A sa manière caustique Charlie hebdo racontait tout cela. Il pointait les contradictions de ce monde absurde et commentait ses impasses en clamant haut et fort qu’il constituait le dernier village gaulois à donner du sens à ces valeurs, partout ailleurs galvaudées et travesties. Et c’est cette niche ultime, ce fortin oublié faisant face au désert des tartares qu’on a fini par attaquer. Ne nous trompons pas : les derniers des mohicans faisaient tâche dans ce monde qui ne pouvait plus que rire amèrement de sa propre description. Le sursaut de tous ceux qui, pour un instant, ont abandonné leurs peurs pour lui rendre hommage est en fait un appel désespéré pour du sens. C’est une révolte contre nous mêmes, un rêve utopique qui exige que nous ne soyons plus ce que nous sommes devenus. Amen.