En ces temps merdiques et de confusion, où l’ensemble d’une société se choisit des ennemis communs qui ne sont que les résidus d’un temps révolu, le plus dur c’est d’entrevoir sur les autres et leurs discours - mais aussi en soi-même - à partir de quand le tronc commun se diversifie et, lui tournant le dos, choisir une révolte et une contestation utiles, faisant fit de l’air du temps. Ce sont des temps merdiques où le sauve qui peut ou le chacun pour soit sont devenus le norme. Une norme travestie par des revendications paniques lui donnant une légitimité, où l’égoïsme du marché se déguise en fatalité et celui des ayant (même pas grand chose) en bouclier défensif contre ceux qui en ont encore moins, qui me font penser aux mots de Mauricio Serra : …(ce sont) des moments historiques où les nuances se télescopent dans un individu, où il suffit de peu de choses pour qu’il fasse ce choix plutôt qu’un autre.
La complaisance conceptuelle, celle qui régit depuis deux millénaires et demi de manière binaire et par fréquentations analogiques notre pensée, exige le bien et le mal le nous et le eux, trichant sur ce tronc commun, refusant de le voir, pointant les dérives circonstancielles, aveugle aux mutations. Pourtant elles ont comme conséquence qu’un mouvement de pensée et d’action, un parti politique, ne sont plus condamnables par ce que ils refusent la modernité et s’habillent de nostalgies réactionnaires, mais justement par ce que, bien au contraire, ils sont conformes à l’aire du temps. Ils sont conformes non seulement à nos peurs et nos angoisses mais aussi à une partie de nos croyances, nos désirs et nos répulsions. Elles sont surtout conformes à notre addiction à la modernité, bref, ils font partie d’une partie de nous, sans doute la plus détestable. Ainsi, sous ce leitmotiv à la fois autiste et égoïste, se rejoignent plusieurs réalités, toutes conformes les unes aux autres, chiens de faïence séparés par une bibliographie et des références chaque fois spécifiques. Criarde ou nonchalante la droite décomplexée de la Croisette fait écho à la Cité des 2000 chantant Arsenik : Complexés de rien du tout on s’est dit on nique tout. Chacun accusant l’autre d’être à la racine du mal.
Les théories inégalitaires et d’intolérance, celles que certaines stars du PAF déclinent comme une soi-disant révolte au politiquement correct nesont pas qu’un simple débat. Elles sont mises en pratique et ce, depuis longtemps. La globalisation - et sa variante criminelle - sont passés par là, laissant peu d’espace à la gestion provinciale bon enfant et sans doute éclairée du passé. Réformes (privatisations larvées) du système de santé et des retraites, affaiblissement de l’Etat providence (politiques culturelle, d’intégration, d’éducation, etc.), vont de paire avec l’acceptation de la loi du plus fort, particulièrement au niveau des politiques fiscales. Parallèlement, pour une partie de la population, le concept de tolérance lui-même devient un outil exaltant la différence non pas de l’autre (émigré ou divergeant), mais de soi-même, au sein de son propre pays, l’espace européen et le monde entier. Comme en Italie ou en Belgique, en se déclarant « différents » (et sous entendu « meilleurs ») une part des citoyens (et les représentants qu’ils élisent) s’attaquent aux vices et aux carences supposés de tous les autres. Non pas sous des aspects dits « moraux » : les héros de cette révolte, peuvent être frivoles, dépensiers et exubérants, en d’autre termes « modernes ». Mais ils ont une chose en commun : ils sont d’un égoïsme décomplexé, considérant les autres comme des handicapés obscurs qui n’ont pas réussi à devenir libres et riches. Ils considèrent aussi que l’Etat providence en les aidant perpétue leur pauvreté car, abandonnés à eux-mêmes, ils auraient sans doute trouvé une solution. La solidarité, à leurs yeux, devient assistanat, l’équilibre régional, un boulet à leur propre prospérité, tous les vices et dérives de l’Etat providence, des plus criants aux plus marginaux, sont transformés en fers de lance dans leur combat anti étatique.
En Padanie ou en Flandre, ceux qui rêvent « d’indépendance » ont déjà intégré l’idée que dans le reste du pays « ce sont des étrangers » au même niveau (et avec les mêmes « tares ») que l’émigré marocain ou albanais. Dans leur tête, la scission est déjà accomplie, reste à trouver les moyens les moins coûteux et les plus appropriés pour y accéder. Le phénomène n’est pas nouveau : il y a déjà trente ans, on parlait du nationalisme piémontais, héritier du savoir faire industrieux inter - alpin incluant des régions italiennes, autrichiennes, suisses et françaises et qui accoucha des hommes politiques comme Umberto Bossi, Jörg Haider, Christoph Blocher ou Charles Millon.
En Europe centrale et de l’est (Hongrie, Roumanie, Bulgarie), la situation est encore plus explicite et revêt l’aspect d’une alliance des partis traditionnels aussi bien avec des mouvements xénophobes et ne cachant pas leur tropisme néo-nazi, qu’avec des personnalités éminentes de la pègre qui s’aventurent sur la scène politique pour protéger et faire fructifier leurs bénéfices mal acquis comme c’était déjà le cas au Caucase (Arménie, Géorgie) et dans les Balkans (Albanie, Kosovo).
Ainsi, la crise aidant, ce qui était « local » aujourd’hui se généralise. La mondialisation, la crise des Etats, donne aux régions et à ceux qui ont les moyens, la possibilité de pratiquer leurs théories inégalitaires ailleurs, créant une nouvelle aristocratie mercantile qui, loin des rivages nationaux, pratique ses théories sans entraves syndicales ou régulatrices. Ainsi, l’Etat est court-circuité, tout comme la notion l’Etat de droit. Les pratiques néocoloniales, les libertés prises au sein d’un environnement économique déjà laxiste avec ses produits et ses structures à la limite de la légalité, confortent les riches que « leur propre Etat » n’est plus qu’une somme de contraintes moralisantes et administratives auxquelles ils s’attaquent. Parallèlement - et comme conséquence -, privés des mécanismes essentiels de l’ascenseur social intégré, les exclus trouvent une justification supplémentaire pour s’épanouir à la marge du système en le contestant.
Les partis, qu’il ne faudrait plus désigner, si on veut les combattre de manière efficace, d’extrême droite (ou droite extrême), ne font que s’intégrer à cet égoïsme généralisé et donnent souvent - le meilleur exemple nous venant des Pays-Bas -, l’image d’un courant de pensée post moderne qui ne défend plus les valeurs classiques de l’extrême droite mais celles de la modernité et des us et coutumes occidentales hérités des révoltes libertaires soixante-huitardes. L’autre n’est plus celui qui, tel le communiste, conteste les valeurs traditionnelles d’un ordre judéo-chrétien mais, bien au contraire, celui qui met en cause la liberté d’agir, de penser, de croire ou ne pas croire, de jouir à sa manière - tout en institutionnalisant sa différence -, toutes choses conquises sur le passé judéo-chrétien au profit de l’atomisation de l’individu.
Certes, pour cette nouvelle droite hédoniste, il reste encore des nostalgiques de l’OAS, du Sac, des cagoulards et autres liguards (qu’il faut fédérer et utiliser comme bataillons électoraux), des racistes (qu’il faut condamner justement pour démontrer que les enjeux ne sont plus là), des fondamentalistes, des païens nostalgiques du nazisme (qu’il faut montrer du doigt pour bien marquer sa différence). Mais en faire l’enjeu principal de l’indignation et de la révolte c’est intégrer ce tronc commun qui participe à la mystification globale. Le marché, l’Europe et ses pays membre ont fait le choix d’un développement inégalitaire. Ce choix est perceptible à l’œil nu partout plus (Grèce, Espagne, Portugal…) ou moins (France, Allemagne, Pays-Bas…). C’est là que résident les formes nouvelles d’exclusion, de racisme et de la négation de l’autre, et pas chez les hurluberlus de l’anti mariage pour tous ou les excités anti Toubira (qui sont, bien sûr, les mêmes). Si une voie forte et claire ne s’est pas élevée pour défendre la ministre de la justice française, c’est que, dégradée par ce maelström inégalitaire institutionnel, la pensée en France agit soit sur la logique insupportable de la fatalité soit pour la défense de ce qui a été. Comme l’écrivait si justement le juriste Denis Salas, … quand la prévention du pire occulte la visée du bien commun, quand le partage de la peur l’emporte sur le souci du monde, les institutions démocratiques ne peuvent que s’affaiblir.