Si on a rien à dire, on se tait. Sinon, le plus on parle, le plus on gesticule et le plus on devient pathétique. Le lendemain des élections régionales, où politiques commentateurs et autres experts se tâtent pour savoir qui a gagné et qui a perdu, incapables de digérer un résultat complexe, ils se cachent derrière la fameuse phrase : je vous ai compris. Or, cette phrase, limpide et équivoque à la fois, signalait de la part de Charles de Gaulle une volonté, et aurait dû être suivie pas un « mais ». En effet, il avait bien compris le désir des pieds noirs mais cela n’entravait en rien son projet politique qui aboutirait à l’indépendance de l’Algérie. Or aujourd’hui, le « on vous a compris » cache surtout une aporie, et, faute de projet, faute aussi de volonté à mater l’urgence, il signifie plutôt « vous n’avez rien compris » : Vous n’avez rien compris à l’Union Européenne et à ses bienfaits, vous n’avez rien compris à la globalisation et ses avantages, vous n’avez rien compris au rôle des pétromonarchies, vous n’avez rien compris aux bénéfices de la paupérisation de l’Etat providence, vous n’avez rien compris aux effets positifs de la désindustrialisation au profit de la financiarisation de l’économie, rien compris à la géopolitique du Moyen Orient, ni de la crise démographique allemande, vous n’avez pas saisi le sens du chantage fait sur la Grèce ou le Portugal, et, comme vous ne comprenez rien de chez rien vous votez pour un parti xénophobe et antieuropéen. Ils ajoutent : nous non plus nous ne comprenons pas grand chose, donc nous allons donner satisfaction à vos angoisses les plus primaires, à vos contre sens et à vos peurs, afin que la prochaine fois vous votiez pour nous. Car on a tout de même compris une chose : comme on ne peut pas - et ne voulons pas - faire grand chose sur l’essentiel, on va cultiver votre jardin phantasmé et néanmoins honteux de l’insignifiant…
Prenons donc les sujets les uns après les autres et essayons d’identifier les deux matrices principales qui les génèrent.
La première pourrait être identifiée comme le « syndrome Matrix » : le monde tel que médias et gouvernants nous décrivent n’a pas besoin d’être vérifié. Ils peuvent passer une journée à décrire - avec moult détails - un terroriste qui n’existe pas, sans utiliser le conditionnel. La parole des professionnels est marginalisée, le doute sanctionné par les amuseurs - journalistes, tandis que les ministres sacrifient leur temps et leurs paroles à ce non-événement délirant sans y revenir quand la réalité pointe son nez. Le temps est déconnecté, il n’est que l’accumulation d’instants déconnectés les uns des autres. L’individu - citoyen consomme ces instants comme un client d’un supermarché vendant sur ses étals des sensations. Dans ce monde phantasmatique, la notion même de la hiérarchie n’a pas droit de cité. Un film de fiction coûte plus que la somme à cause de la quelle un peuple entier a été sacrifié et un gouvernement - démocratiquement élu – a du capituler. Personne ne pense à mettre en parallèle ces deux informations. Personne non plus ne croit nécessaire de mettre côte à côte la stagnation du smic et le fait que le prix du travail ne concerne que 3% des 10% de ce qu’on nomme aujourd’hui économie réelle. Les autres 90% circulant en toute liberté au sein de l’économie immatérielle, constituant, in fine, un patrimoine pour les 8% les plus riches du monde et leurs relais financiers. Hier encore, le gouvernement italien a « sauvé » trois banques afin de sauver leurs petits épargnants. Pourquoi, une fois encore, sauver les banques et ne pas indemniser directement les épargnants ? Parce que le temps n’existant plus, ni ses enseignements, on peut indéfiniment perpétrer les mêmes erreurs.
Dans ce monde où fictions et immatérialité ne doivent générer aucune aporie, il est aisé d‘affirmer que tout regard différent est forcement discordant voir délinquant. La matrice néolibérale et ses multiples facettes institutionnelles, telle l’Union Européenne, dictent un modèle de gouvernance unique, envoyant aux poubelles de l’histoire les partis uniques, et les remplaçant par des gestions uniques imposés à tous les partis. Le moindre écart de ce modèle d’acceptation obligatoire et uniforme génère une réaction brutale, radicalisant de la sorte, - mais marginalisant aussi -, le désir même de vérification d’un récit univoque. Ce système négentropique génère un désordre polymorphe, instinctif pourrait-on dire, rendant nos sociétés sinon contestatrices du moins ingérables : tout récit stratégique alternatif étant sanctionné, la société génère une multitude de mini – récits parallèles, eux aussi difficilement sanctionnés par le réel mais largement véhiculés par les medias, à l’aide desquels les citoyens cultivent leurs frustrations. Ainsi, faute d’une réflexion sur le concept même de la dette ou son appréciation historique, on se motive et on mélange ses rancunes sur les hypothétiques mauvais payeurs, sur des peuples fainéants, sur les tricheurs de la sécurité sociale ou les ministres corrompus.
Ainsi, faute d’une réflexion ontologique sur un sens unique de la réflexion, on s’égare sur un terrorisme allogène, sur le Front National, sur le bien fondé des bombardements en Syrie, en oubliant que l’oubli qui enveloppe l’Afghanistan, les laboratoires pharmaceutiques Mercier ou la mise à mort de la sidérurgie du Nord-Est français ne remplace pas leur bilan.
L’ensemble de toutes les frustrations et de tous ces récits finit par allumer des feux contradictoires dans leur forme mais par leur somme déstabilisants. Ils donnent une fausse impression d’hyperactivité au sein d’un monde en réalité immobile. On appelle cette situation par une expression oxymore : la crise permanente. Cette crise artificielle en génère une autre, celle d’un état d’exception forcément permanent…