Fais gaffe, dit un proverbe libanais, ce que tu souhaites pourrait arriver. Tous ceux qui, conseillés par la peur et l’exaspération, s’indignent qu’un meurtre soit poursuivi pour ce qu’il est, souhaitent un avenir dont ils seraient les premières victimes. La loi, même quand elle se permet quelques libertés conceptuelles et inégalitaires, reste leur seul bouclier. Tout simplement par ce que, dans un Etat de Droit, l’institution judiciaire conserve le monopole de la violence. Ceux qui la mettent en cause, la critiquent, s’offusquent de son action et de ses décisions sont-ils prêts à pratiquer et subir une justice aléatoire gouvernée par la passion, la peur, le ressentiment, la veulerie, la jalousie, la vengeance voir le sentiment d’injustice ?
A ces questions répond un processus historique vieux - du moins en Europe - de deux millénaires et demi, qui, et c’est important, n’a pas connu une direction linéaire mais plusieurs régressions. Celles-ci furent rarement le fait des individus, les réfractaires se plaçant généralement hors la loi, mais des pouvoirs eux mêmes qui, issus de ces mêmes régressions/évolutions historiques, façonnent un droit à leur image, tournant le dos à la pérennité des textes et aux us et coutumes juridiques.
Il n’est pas ici question de la longue histoire du droit gréco-romain, de la justice féodale ou du droit divin, mais de l’Etat de Droit tel que nous le connaissons et que l’on pourrait dire - du moins pour la France -, qu’il trouve racine au Traité sur la tolérance rédigé par Voltaire à l’occasion de l’affaire Calas. Il n’est pas non plus question des défauts inégalitaires de la justice qui, depuis la révolution industrielle, prend des libertés évidentes avec la tradition juridique issue des Lumières et le concept de volonté générale, et qui, aujourd’hui aboutit à ce que le droit en tant que doctrine du devoir comme le concevait Kant, glisse vers une justice que l’on pourrait définir (de manière simpliste) de classe et dont la conséquence est ainsi décrite par Denis Salas : Quand la prévention du pire occulte la visée du bien commun, quand le partage de la peur l’emporte sur le souci du monde, les institutions démocratiques ne peuvent que s’affaiblir.
Le droit n’est pas indépendant - ou parallèle - à l’Etat de Droit. Il reflète, certes avec un recul certain que l’on appelle généralement lenteur de la justice, la volonté générale. Et c’est cette volonté que les dirigeants voudraient réformer à leur guise par deux ou trois cheminements limpides. Dans l’affaire de la Syrie, qui n’est que la suite de celle de la Lybie ou de l’Iraq, la technostructure gouvernant voudrait faire passer l’idée que la légalité internationale, issue d’un long processus de conventions et d’accords entre les Etats, est désormais au mieux trop lente, au pire, bloquée. Son message étant : mieux vaut agir dans l’illégalité que rester dans une légalité inefficace.
Dans l’affaire de Nice, le maire de la ville, en prenant la défense du bijoutier ne dit pas autre chose. En espérant qu’à postériori la justice lui donnera raison ou que celle-ci, sous le poids de l’opinion publique, finira par oublier son droit.
Dans les deux cas on exige une réponse expéditive de non - droit au nom de l’émotion, de l’urgence et de la peur. C’est-à-dire de l’irrationnel. Par contre, subir la violence financière, ne doit en aucun cas aboutir à des réactions excessives, comme le dit le ministre de l’économie Pierre Moscovici. Certes. Mais est-ce que la justice s’attaque aux délinquants financiers de la même manière qu’aux petits délinquants ? La volonté générale, qui exige équité, justice et proportionnalité des peines est dans ces cas bafouée. Elle s’insurge face à tant d’injustice. Et pour répondre à cela on redirige allégrement sa colère sur l’injustice faite par la justice à un bijoutier, ou sur un Assad qui massacre son peuple avec –entre autres - des armes non homologuée par l’industrie d’armement occidental.
Comme on se gâte l’esprit, on se gâte le sentiment écrivait Pascal (Pensées sur la Justice). A tous ceux qui s’insurgent de la lenteur de la justice ou de son inefficacité ; à tous ceux qui, saoulés par une communication visant à détruire leur entendement au nom de la culture de l’urgence artificiellement imposée et qui exigent l’action du pathos, il serait bon de rappeler que c’est au nom de cette urgence que les gouvernants installent une logique anti-démocratique leur permettant de mieux et plus les plumer.
Le monde occidental est la conséquence d’un mûrissement permanent. Tous ceux qui ont voulu, au nom de l’efficacité, bâtir des lois d’exception, qui ont produit - pour mieux y surfer - des régimes totalitaires basés sur l’expéditif passionnel et l’exclusion du bouc émissaire, n’ont produit que le chaos de l’irrationnel déguisé en ordre d’airain. Puis ils ont sombré, dans la tragédie ou la farce.
A tous ceux qui exigent de l’ordre, du muscle, de la fermeté aux dépends de l’Etat de Droit, leur bien commun, rappelons-leur qu’ils ne les trouveront qu’aux dépends de leurs droits fondamentaux et du sacrifice de leur entendement.